mardi 24 mai 2011

L'obstination du fraisier



J'ai eu l'occasion de feuilleter, l'autre jour, un vieux magazine datant de 1961. Cinquante ans ! Autant dire, une antiquité…
C'était le temps des Golden Sixties, ces années d'or où le souvenir de la guerre commençait à s'estomper, où la croissance était évidente et l'essence à peine plus chère que la limonade. L'optimisme était de rigueur et l'avenir, radieux. Daté du mois de janvier, le magazine se livrait à un exercice périlleux: imaginer ce que serait l'avenir 50 ans plus tard – avec un titre à la mesure des certitudes ambiantes : "Comment nous vivrons en l'an 2000"  !
Cela vaudrait la peine, s'ils vivent encore, de remettre ces joyeuses prévisions sous le nez de ceux qui les ont concoctées. En l'an 2000, la plupart des voitures se déplaceraient silencieusement, téléportées au-dessus du sol ; les ménagères seraient soulagées de leurs tâches (oui, c'était avant la vague féministe) par de sympathiques robots. Quant au travail, il deviendrait à coup sûr une partie de plaisir, tant on aurait amélioré le confort des usines et automatisé les tâches. J'en passe et des meilleures…
Ce qui me frappe là-dedans, c'est le manque d'imagination : au fond, ces élucubrations futuristes n'étaient que l'amplification de ce qui apparaissait dans les années 60 : recherche automobile, développement de l'électroménager, par exemple. Par contre,  pas l'ombre d'un pressentiment par rapport à ce qui allait faire basculer la société : l'informatique, la mondialisation, le mouvement des femmes ou les nouvelles formes de familles (mai 68 n'était pas encore passé par là…). Et surtout, quelle prétention ! Quel sentiment de toute-puissance sans limite !
C'est peut-être bien ce sentiment de toute-puissance qui, de fait, marque aujourd'hui notre époque. Sentiment inégalement partagé, car si certains grands financiers, managers ou potentats semblent n'avoir pour credo que l'expansion, si certains apprentis sorciers se croient capables de refaçonner le vivant, je suis frappée par le sentiment d'impuissance et de fatalisme qui pèse sur tant de gens simples. "Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ?" Tel est le refrain désabusé que l'on entonne après une énième fermeture d'usine, après un scandale boursier ou les embouteillages sur le ring de Bruxelles à 7h du matin.
Ah, je n'ai pas la réponse. Je pourrais quand même citer en exemple la résistance des jeunes dans les pays arabes, en Espagne, en Grèce. Ou plus humblement, parler d'un fraisier. Un petit fraisier des bois, moche, sale, maigrichon que j'avais découvert au pied d'un mur délabré il y a 8 ans. Contre l'avis de mes enfants (qui imaginaient comment les chiens l'avaient arrosé) et celui de mon chien qui détestait que l'on plante quoi que ce soit en ses terres, j'ai placé le petit fraisier dans un coin de mon jardin. Pendant 7 ans, il a donné… surtout des feuilles, petites et envahissantes, que mon chien se faisait un plaisir d'arracher. De temps en temps, 5 ou 6 fraises. Mais jamais je ne me suis résignée à l'arracher.
Grand bien m'en a pris, car cette année, l'obstination du fraisier et la mienne se sont mutuellement récompensées : j'ai fait la cueillette d'un bon demi-kilo de délicieuses fraisettes et d'autres sont prêtes à rougir.  Pourquoi aujourd'hui? Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que le futur se rit des prévisions et que, pour peu que l'on soit aussi obstiné qu'un tout petit fraisier, on finit par mettre en échec le chien lui-même.