dimanche 4 décembre 2016

Après le vrai… quoi ?



     Nous vivions déjà, paraît-il, dans la postmodernité (curieuse appellation, si l'on y songe : comme si les contemporains de la Renaissance s'étaient déclarés "post moyenâgeux" !). Mais voici que le très vénérable dictionnaire britannique d'Oxford a récemment qualifié comme mot de l'année "post truth", c'est-à-dire post-vérité. L'expression a mis du temps à être reconnue, puisque c'est en 2004 que l'auteur américain Ralph Keyes l'utilisa pour désigner une époque, la nôtre, où le mensonge et les émotions prévalent sur la réalité des faits. L'élection de Donal Trump a sans doute facilité l'introduction du concept dans le dictionnaire, tant sa campagne électorale fut rythmée par le matraquage d'infos douteuse, voire carrément fausses et l'utilisation continue d'un vocabulaire plus propre à titiller les instincts que la raison.

     Et voici que, d'un coup, l'on semble découvrir, dans les médias et les conversations, que ce qui inspire les comportements des humains, ce n'est pas toujours, tant s'en faut, les valeurs, le vrai ou la recherche du bien commun. Est-ce parce que les instituts de sondage, ces augures sacrés de notre temps, n'en finissent plus de ne rien voir venir et que, du coup, le futur est décidément tout à fait imprévisible ? Après tout, Adolf Hitler, petit populiste sans grande envergure, a bien été élu démocratiquement. Il suffit de revoir, dans les reportages d'époque, les regards et les sourires extasiés, la marée de bras levés qui accompagnent ses vociférations pour se convaincre que le "ça", ce réservoir de pulsions identifiées par Freud, n'est pas une construction de son imagination. Dans les religions, on a personnifié le côté destructeur de ces pulsions dans la figure du démon…

     Il a fallu douze ans à la post-vérité pour entrer au dictionnaire d'Oxford. Mais combien de temps faudra-t-il encore pour reconnaître que, s'il n'est pas une bête, l'être humain n'est pas non plus un ange ? Et que si, comme disait Churchill, la démocratie est le moins mauvais des systèmes, elle porte cependant en elle les germes de dérives aussi improbables que graves ? Au 1e siècle avant Jésus Christ, déjà, Cicéron, homme d'Etat et orateur né estimait que rien n'est plus important dans l'éloquence que de se rendre l'auditoire favorable et de l'émouvoir au point qu'il se laisse conduire davantage par la force de ses sentiments et par ses passions que par le jugement et la réflexion. Deux siècles plus tard, le satiriste Juvénal fustigeait la politique du panem et circenses  - du pain et des jeux – utilisée par les empereurs pour s'attirer les faveurs du peuple. Et dans Les Frères Karamazov, de Dostoïevsky, le grand Inquisiteur ne se prive pas de railler qu'entre la liberté et le confort, le choix des humains est vite fait… Non, décidément, Trump n'a rien inventé.

     Il ne fait au fond, lui et les marchands de bonheur de tout poil, que d'utiliser à son profit le mal être qui gangrène nos sociétés – sans jamais interroger les causes profondes de ce désarroi. Parler des "laissés pour compte de la croissance" est à la fois profondément vrai… et terriblement affligeant. Car c'est bien ce sacro-saint dogme d'une croissance indéfinie, fondée sur une consommation elle aussi exponentielle, qui cadenasse toute réflexion critique. Y compris, par exemple, ce qui concerne la question de l'immigration. Veut-on un fait ? La Belgique reçoit 3% du nombre de demandes d'asile enregistrées en Europe, ce qui fait environ 2,1 réfugiés pour 1000 habitants. Difficile, objectivement, de parler d'invasion à partir d'un tel chiffre !  Mais que vaut-il lorsqu'il est balayé par le sentiment d'insécurité ? Que vaut le vrai, quand l'avenir est incertain et la vie quotidienne, précaire ? Il est évidemment plus commode de trouver des boucs émissaires collectifs que d'interroger les fondements politiques et économiques d'un système qui génère la pauvreté. Plus facile de parler de murs et d'expulsions que de s'indigner de ce qu'un président milliardaire se vante d'éluder l'impôt…  


     Ce sont les jeunes d'aujourd'hui qui, demain, vont devoir porter ce monde où l'émocratie tend à s'imposer. Or, l'Histoire nous l'apprend : les émotions n'ont qu'un temps, l'aveuglement et la folie aussi. Il va leur falloir de l'imagination et du courage. Celui de tracer une seule frontière : celle qui sépare, radicalement, le faux du vrai, le mensonge de ce qu'après tout on doit oser continuer d'appeler le vrai.

mardi 1 novembre 2016

Le poids des mots, comme des photos

    

     Qui donc un jour utilisa ce terme ? Qui désigna par le mot "jungle" le camp de fortune à Calais où l'on avait regroupé ces milliers de réfugiés rêvant de l'Angleterre ? Pourquoi le mot "jungle" s'est-il imposé comme par nature, autant que banane désigne un fruit et vélo un moyen de locomotion ? Il n'a pourtant rien d'anodin ! La jungle est un lieu de périls, où l'on peut se perdre, mais surtout rencontrer des animaux dangereux qui s'y tapissent. Parler de la "jungle de Calais" c'est, sans même s'en rendre compte, transformer en menace les hommes, les femmes, les enfants qui y sont parqués ; c'est les renvoyer au monde sauvage, par opposition à la civilisation censée être nôtre. C'est aussi lénifier à peu de frais d'éventuelles mauvaises consciences : un camp de réfugiés mérite attention et action ; la jungle, on l'abandonne ou on la rase.

     Tel est le pouvoir de ces expressions qui s'installent dans nos esprits avant même que nous les ayons passés au crible de la raison : sont-ils pertinents ? Sont-ils objectifs ? N'induisent-ils rien d'autre que ce qu'ils sont censés désigner ? Comment pouvons-nous encore appeler "jeunes issus de l'immigration" cette troisième génération née en Belgique, qui en a la nationalité ? Et pourquoi cette caractérisation est-elle réservée aux jeunes qui ont des ancêtres au sud de la Méditerranée ? Pour d'autres, immigrés aussi cependant, on parlera plutôt (et encore, pas systématiquement) d'origine, italienne, grecque ou espagnole… parler d'immigration, c'est toujours, souterrainement, évoquer la jungle…

     Dans un registre plus positif, on se souviendra de ces "chevaliers blancs", titre qui adouba il y a 20 ans l'avocat qui assistait les parents de fillettes disparues, puis le parlementaire qui présida la commission destinée à faire toute la lumière sur l'enquête aux multiples ratés. Le public était implicitement invité à voir, dans la figure de ces "chevaliers blancs" sans peur et sans reproche, celle du Bien défendant le faible contre le Mal insaisissable. Las, promu ministre de la justice, le président de la commission ne tarda pas à montrer que la blancheur pure résiste mal à la grisaille quotidienne du pouvoir. Quant à l'avocat, il s'avéra que son combat chevaleresque contre les pédophiles recelait une face infiniment plus obscure… Leur chute fut d'autant plus rude que le vocabulaire les avait placés sur un piédestal de grande noblesse.

     Qui donc enfin appela "cours de rien" cette tentative – malaisée, il faut bien le reconnaître – de couler en un enseignement structuré des notions de citoyenneté active ? Plus personne aujourd'hui ne sait au juste à quelle phase du projet cette expression s'est accrochée et encore moins pour quelle raison précise elle fut utilisée – par dérision, sans doute. Toujours est-il que les "cours de rien" continuent de hanter les conversations comme s'ils avaient une quelconque réalité, dépréciant a priori des activités qui, comme toute nouveauté, a besoin de se roder…

     Au fond, la seule question qui vaille est : comment pouvons-nous laisser des mots coloniser notre cerveau, au point qu'on ne s'aperçoit même plus qu'ils fonctionnent comme des slogans de pub que l'on est prêts à reprendre en chœur ? Sommes-nous devenus à ce point passifs que nous adoptons le premier cadre de pensée qui passe, fût-il celui d'un mot d'esprit ? Faire mouche, trouver la formule choc, créer le buzz : en soi, c'est de bonne guerre dans le monde impitoyable de la publicité, voire de la presse tout simplement. Mais quand les enjeux sont de taille, quand il s'agit de personnes, plus rien n'est anodin. Alors, peut-être faut-il réserver à ces expressions le seul traitement qui vaille lorsqu'il s'agit de pub : en rire – et puis l'oublier.

samedi 24 septembre 2016

Courage, les femmes !

     Finies, les vacances. Rangés, les seaux, pelles, crème solaire et maillots de bain. Ouf ! Finies aussi (du moins peut-on l'espérer) les querelles de bac à sable autour du format desdits maillots : une femme peut-elle ou non se couvrir entièrement le corps avant d'aller faire trempette ? Heureusement que le ridicule ne tue pas, car certaines vies eussent été dramatiquement écourtées... C'est qu'il y avait de quoi être éberlué-e : les plus de 50 ans n'ont pas oublié les commentaires acerbes qui accompagnaient celle qui osait arborer un bikini ;  puis ce fut au tour de celle qui "enlevait le haut" de subir les mâles œillades égrillardes, tandis que les prudes épouses n'avaient pas assez de fiel pour décrire les imperfections réelles ou supposées de ces seins qu'il fallait décidément cacher. Puis vint le string, avec ou sans soutien-gorge : haro sur les femmes qui osaient arborer un postérieur de volume et fermeté variables ! Et je n'oublie pas davantage, même si c'est plus ancien, mon ébahissement d'adolescente lorsque je vis à la mer du Nord deux religieuses, dûment habillées et voilées, courir dans les vagues avec un plaisir évident...

      Il faudra donc le rappeler, encore et toujours : le féminisme, c'est défendre la dignité et le droit des femmes. Y compris le droit de s'habiller comme elles l'entendent - le bon goût et la mode dussent-ils en souffrir. C'est aussi bien sûr le droit à l'autonomie, c'est-à-dire la possibilité de se donner ses propres normes, fussent-elles étranges, pour autant bien sûr qu'elles ne contreviennent pas gravement aux droits fondamentaux. On pourra donc s'étonner, me semble-t-il, que le burkini (créé par une femme pour d'autres femmes) suscite chez certains (et certaines !) une indignation d'autant plus étrange qu'elle semble à géométrie variable. Il est en effet insupportable que des hommes imposent à des femmes un mode de vie qu'elles refusent, qu'ils prennent pouvoir sur leurs corps. Mais alors, comment peut-on tolérer que dans nos pays qui se vantent de les respecter, les femmes soient en continu réduites en quelque sorte à l'état d'objet manipulable ? Où est la dignité de la femme, si jeune parfois, que l'on contraint à tourner des films porno, à se prostituer après lui avoir fait miroiter un travail normal ? Comment peut-on s'accommoder des promotions-canapé, ce résidu du vieux droit de cuissage ? Comment peut-on ne pas s'indigner de toutes ses forces face aux écarts salariaux qui continuent, encore et toujours, de pénaliser les travailleuses ? Et même si cela peut paraître moins grave, l'imposition implicite qui est faite aux femmes d'être toujours minces et belles sous peine de ne plus plaire, n'est-ce pas une forme de pouvoir d'autant plus redoutable qu'elles-mêmes finissent par intégrer la norme ? La femme qui se retrouve seule à 43 ans avec ses gosses parce que son homme en a trouvé une plus jeune, plus fraîche, qui osera dire qu'elle dispose entièrement d'elle-même ? Ne parlons même pas des "mini-miss"de 6 ou 7 ans...


     On pourrait continuer à aligner les exemples. La femme, objet de rêve pour l'homme, que l'on exhibe pour vendre une voiture ou une lotion après-rasage, cela demeure une réalité et il ne faut pas se revendiquer féministe pour s'en rendre compte. Bien sûr et heureusement, de nombreuses associations se battent au quotidien pour défendre ces droits quotidiennement bafoués, à côté desquels la question du burkini me paraît tout simplement grotesque. Alors, je me dis que peut-être, grâce à nos sœurs musulmanes, va-t-on enfin entendre des hommes et des femmes politiques s'élever avec force, colère, inquiétude, contre ces atteintes au droit de la moitié de l'humanité. Peut-être même - qui sait ? - vont-ils saisir le parlement dans l'urgence pour faire cesser une fois pour toutes ces insupportables atteintes à l'intégrité féminine ? Après tant de déclarations enflammées autour d'un costume de bain au succès d'ailleurs fort modeste, peut-être allons-nous enfin, nous les femmes, avoir le droit d'être comme nous sommes : toutes égales, toutes différentes. Allez, c'est l'automne, mais on peut continuer à rêver...

vendredi 26 août 2016

Roulez, jeunesse !

    

    "Eh bien voilà ! Depuis le début des vacances, j'ai passé en tout et pour tout trois nuits à la maison!", dit en souriant cette jeune fille de 19 ans. Excellente étudiante, elle a en effet enchaîné une série de camps et d'animations en plaines où elle est responsable. Sa sœur de 17 ans suit le même rythme : animations, retour à la maison, le temps de lancer une lessive, refaire les sacs et repartir. Elles font partie de ces centaines de jeunes qui consacrent leurs vacances à offrir à des gosses de 3 à 15 ans de chouettes loisirs et, pour certains, les seules vacances qu'ils auront. Rien que dans les mouvements de jeunesse, près de 100 000 enfants auront ainsi participé à un camp, sans compter les plaines locales. C'est souvent le salut pour ces parents qui n'ont pas de solution pour garder les enfants pendant qu'ils travaillent… Sauf dans le cas des plaines communales, mieux loties, ces jeunes travaillent "pour le fun", comme ils disent. Le défraiement qu'ils reçoivent suffit à peine à payer le souper qu'ils s'offrent le dernier jour… Mais pour eux, ce n'est pas un job de vacances. C'est un service, qu'ils assurent avec compétence et bonne humeur.

    Coup de chapeau, donc, à cette jeunesse qui essuie plus souvent qu'à son tour critiques et préjugés : les jeunes, c'est bien connu, passent leur temps à paresser, à jouer devant leur écran… ou, désormais, à chasser les Pokémons ! C'est oublier combien de familles, dans notre pays, n'ont tout simplement pas les moyens de payer à leurs gosses des stages ni même, parfois, un camp ou une semaine de plaine. Non, tous les jeunes ne sont pas des glandeurs : il faut aussi évoquer ceux qui travaillent, certains pour s'acheter l'objet dont ils rêvent (c'est mieux que de considérer papa/maman comme un guichet de banque), mais d'autres aussi pour financer leurs études ou tout simplement soulager leur famille précarisée. Sans compter ceux qui se portent volontaires pour accompagner des personnes handicapées, ceux qui rendent 1001 services à leur entourage… et ceux qui étudient parce qu'ils entendent bien réussir leur seconde session. Ça mérite bien quelque reconnaissance et encouragement, non ?

    D'autant plus que la jeunesse, c'est l'avenir de la société. Qu'ils y pensent quelquefois ou non, les éminences qui la dirigent finiront par vieillir ; ils seront un jour remplacés par cette génération en train de lever comme le blé. Tous les parents sont conscients de cela et la plupart investissent, massivement (trop parfois !), dans leurs enfants. Ils voudraient qu'ils aient un bel avenir, qu'ils soient heureux, que leur vie soit bonne. Les parents, oui, mais les responsables politiques, économiques ? Dans leurs discours, la jeunesse ne paraît pas être au sommet de leurs priorités… Bien sûr, les priorités doivent être hiérarchisées et les investissements ne sont pas extensibles à l'infini. Mais, toutes choses gardées, que penserait-on d'une famille où l'on investirait en priorité pour l'installation d'une alarme, la pose d'une clôture et l'achat d'un chien de garde, plutôt que de payer le minerval d'une année d'études ?

     Tout se passe comme si l'on vivait désormais au présent : un événement après l'autre, une législature après l'autre. Le terrorisme fait-il irruption ? La seule préoccupation est alors de savoir comment hausser encore le niveau de sécurité et de se demander en boucle comment cela a bien pu se produire. Avec pour premier effet le renforcement du sentiment d'insécurité et son détestable corollaire : la nécessité d'identifier "le mauvais", sans faire dans le détail. Qui se souvient que, pendant ce temps-là, dans des prairies, des locaux précaires, sur des terrains de sport improvisés, des jeunes de toutes nationalités et confessions vivent et jouent ensemble, à des années-lumière des conflits que les adultes entretiennent comme de mauvais feux ? Qui se souvient que c’est justement dans l'enfance et l'adolescence que s'installent les attitudes qui habiteront les adultes de demain ? En tête de tous les investissements devrait figurer la jeunesse. Et pas seulement l'école, mais aussi tout ce corps dynamique, métissé, composé de jeunes anonymes, qui assure bénévolement une fonction indispensable : celle de se préparer à porter le monde de demain. Rien de moins.

vendredi 29 avril 2016

T'AS QU'A CHOISIR !



     Il y a peu, l'ancienne députée européenne Véronique De Keyser s'inquiétait de la prolifération des discours de haine et de xénophobie. On ne peut que lui donner raison : c'est désormais sans la moindre vergogne que le commerçant du coin, la voisine, le collègue ou la dame assise à côté de vous dans le train font part de leurs aigres états d'âme – que vous n'avez évidemment pas sollicités. Pour donner à leurs propos un oripeau de légitimité, ils ont hélas désormais le choix, de notre ministre de l'intérieur à Donald Trump, en passant par Viktor Orban, Houellebecq, Zemmour, et la clique grandissante des populistes de tous poils. "Donald Trump ? Mais non, il ne déteste pas les étrangers. Il aime tout le monde ! Il aime le peuple !", proclame une de ses fans. On aurait envie de rire, si ça ne faisait pas froid dans le dos... Encore que ce genre de discours a au moins un avantage, si l'on ose utiliser ici ce mot : c'est qu'ils n'avancent pas masqués. Cela ne diminue en rien leur dangerosité, mais l'on se dit qu'avec une bonne éducation au sens critique et aux médias, il n'est pas trop difficile de mettre au jour leurs piètres ficelles et leurs arguments qui sollicitent les affects plutôt que la raison. 

     Mais dans une société où l'apparence est le meilleur des sésames, voici que se donnent à entendre des discours d'autant plus insidieux qu'ils échappent, eux, à ce populisme de bas étage. Ainsi le discours, largement relayé sur les réseaux sociaux, d'une "activiste des droits de l'homme" (c'est ainsi qu'elle se présente), qui a fui l'Iran où elle a connu la férule des  mollahs et qui dresse un réquisitoire virulent contre l'islamisme. Comment ne pas approuver sa dénonciation du terrorisme, de l'instrumentalisation de l'Islam ? Cette femme, qui a dû fuir son pays natal, sait au moins de quoi elle parle... Mais voici qu'au détour de son argumentaire, on lit ceci : "Nous ne pouvons pas nous laisser culpabiliser. Ceux qui citent le racisme et l'exclusion économique comme causes possibles de radicalisation doivent savoir que chacun est responsable de ses choix.". Et pour appuyer sa thèse, elle insiste : "Ce pays donne suffisamment de chances et de possibilités aux gens de toutes les nationalités et de tous les groupes de population pour se construire une vie utile. Même quand on ne travaille pas, on gagne de l'argent."
 
     Autrement dit : si vous êtes sans abri, dans la précarité ou sans emploi, c'est que vous avez fait de mauvais choix. Comme on dit à un élève en difficulté : si tu rates, c'est que tu ne veux pas vraiment réussir... A l'heure où, dans notre pays, près de 16 % de femmes courent le risque de verser dans la pauvreté, où un enfant sur quatre vit en-dessous de ce seuil – ce discours volontariste devrait alerter, lui aussi. Car il n'est pas isolé : régulièrement, des "experts" livrent pour vérité leur vision du monde en forme de lutte où les plus forts l'emportent, par effet de leur seule volonté – de leurs choix éclairés. Avec pour corollaire ceci : il n'est pas nécessaire que la société donne des coups de pouce aux plus fragiles, à celles et ceux qui, dès leur naissance, sont du mauvais côté de la ligne ; il n'est même pas nécessaire de changer quoi que ce soit à l'ordre des choses, puisqu'il suffirait de s'y adapter. En quelque sorte, les droits de la personne se métamorphosent en devoir. A nouveau, cela fait froid dans le dos... Car si ce genre de propos semble échapper à un populisme facile, s'il se donne les apparences de l'argumentation de raison, il n'est en fait qu'une idéologie, c'est-à-dire une construction destinée à justifier ce que l'on tient, de manière subjective, comme vrai. En utilisant, si nécessaire, des bribes de vrai pour faire passer le reste. 

     A force de nous entendre seriner que nous sommes les seuls maîtres d'œuvre de notre vie (ce qui est aussi absurde que de se déclarer pur jouet des circonstances !), on finirait par y croire. Reste qu'au moment de manger la soupe, la question se pose, cruelle et nue : ta cuiller est-elle en or ou en fer blanc ?

mercredi 3 février 2016

Urgence de rêve

     Il devait avoir 17 ans. Peut-être un peu plus : sa scolarité avait connu quelques détours. Un grand gaillard, mal dégrossi, tout en rondeurs, avec des yeux d'une claire douceur qui avaient gardé quelque chose d'enfantin. Toute en douceur aussi, sa voix où chantait l'accent liégeois ; il parlait posément, avec des mots simples, en regardant la caméra qui le filmait. Il avait été choisi, avec d'autres élèves de l'enseignement qualifiant, pour témoigner de ce que représentait pour lui l'école. "Moi, mes parents me disaient qu'ils avaient eu des profs qui les faisaient rêver. J'aimerais bien avoir aussi des profs qui me font rêver..."

     C'est peut-être le plus bel hommage que l'on puisse rendre à un enseignant : être un adulte qui donne à rêver. Un adulte qui ouvre des horizons insoupçonnés, qui réveille en chaque jeune les rêves qu'il porte en son cœur durant l'enfance et qu'une certaine éducation piétine au nom d'un soi-disant réalisme. Faire en sorte qu'on ne soit pas déjà mis, à 12 ou 13 ans, sur les rails forgés dans l'évidence ; faire en sorte, surtout, que l'apprentissage ne se transforme pas en un champ de mines qui peuvent vous exploser à la figure. Plutôt tailler avec soin le roc abrupt, pour en faire émerger l'indomptable mustang capable de sauter des obstacles de plus en plus hauts...

     C'est que le rêve, porté sur les ailes du désir, est un puissant stimulant ! Il a dû en nourrir, des chimères, le jeune Cristoforo Colombo, fils d'artisan que rien ne destinait à priori à découvrir un nouveau monde. Et le mythe d'Icare est-il autre chose que le récit inaugural de ce rêve que nourrit depuis toujours l'être humain : voler comme un oiseau ? S'il n'y avait eu des hommes et des femmes aux rêves insensés, qui provoquaient hilarité ou mépris, nous ne serions tout simplement pas là. Nous aurions probablement disparu, comme tant d'autres espèces.

     Rêver, c'est croire que la réalité est toujours plus grande, plus profonde, différente de ce que l'on croit savoir. En ce sens, le rêve d'immortalité que nourrissent certains de nos contemporains n'est pas totalement dénué de sens. Après tout, il y eut des temps où il était proprement impensable que les pauvres aient des droits, que les femmes soient éduquées, que l'on plante un drapeau sur la lune ! Il y a cinquante ans à peine, qui aurait imaginé que nous pourrions envoyer en quelques secondes un message à l'autre  bout du monde ?

     Et pourtant, le désenchantement hante nos civilisations. Quand on leur parle d'avenir, bien des jeunes haussent les épaules. C'est quoi, mon avenir ?, dit cette étudiante pourtant brillante. Devenir cadre  d'entreprise pour faire tourner la machine à consommer ? Pour faire en sorte que tout continue comme maintenant ?

     Comme si le rêve avait du plomb dans l'aile... Comme si l'horizon s'était rétréci et qu'il n'y avait plus rien à découvrir. Comme si on n'avait plus qu'à améliorer ce qui existe déjà et qui n'est accessible qu'à ceux qui en ont les moyens. De quoi rêvaient-ils, que cherchaient-ils, ces jeunes partis là où "il se passe quelque chose" ? Où une folie meurtrière se donne des airs de monde nouveau – créer un état en totale rupture, devenir le bras d'un dieu lui-même... Témoignage crucifiant de la maman d'un de ces jeunes, mort en Syrie : Ici, il avait l'air éteint. Regardez, là, sur les photos qu'il m'envoyait, comme il était radieux !...

     Serions-nous devenus incapables d'offrir à nos enfants autre chose que le rêve d'une gloire éphémère portée par The Voice ou celui de devenir scandaleusement riche en grattant un bout de carton ? Finira-t-on par comprendre que "le retour de la croissance", d'ailleurs hypothétique, n'est pas un objectif à hauteur de leurs rêves – et des nôtres ? Et que l'acquisition de compétences, si justifiée soit-elle, ne suffit pas, tant s'en faut, à donner à nos élèves le goût d'un savoir vraiment savoureux ? Qu'ils la lisent dans le texte de Shakespeare ou dans le slam de Grand Corps Malade, l'histoire de Roméo et Juliette les passionnera toujours davantage qu'une publicité décodée. Il n'y a d'ailleurs nulle incompatibilité ! C'est juste qu'à force de s'inscrire dans le sillage du pragmatisme ambiant, l'école finit par s'y embourber.


     Et parce qu'en chaque adulte habite un enfant frémissant, il y a vraiment, vraiment urgence de rêve...

lundi 4 janvier 2016

Bon avenir !

   Est-ce le temps exceptionnellement doux et ensoleillé ? Les traces encore vives de tous les événements sombres et douloureux qui ont blessé 2015 ? Ce qu'on appelle – plus par habitude que par conviction, sans doute – la "magie de Noël" s'est faite, me semble-t-il, un peu plus grave cette année. Joyeuse, certes, mais avec une certaine retenue, comme s'il devenait décidément impossible de faire "comme si". Comme si nous étions éternels. Comme si la planète ressemblait au jardin d'Eden. Comme s'il suffisait d'envoyer des vœux pour qu'ils se réalisent. Oui, cette année, la magie a fait davantage place à l'esprit – et c'est une belle chose.

   La messe de Noël télévisée a été retransmise depuis une prison, sans apparat ni sans grandes orgues. Des mots simples, fraternels, le gospel extraordinaire de Dyna B, une assemblée où prisonniers, visiteurs et gardiens, côte à côte, célébraient la dignité de toute personne : face à cette leçon d'humanité, que valent, dites-moi, les rodomontades sécuritaires ? En ce jour de Noël, c'est en ce  lieu de mépris et d'abandon, véritable honte pour notre démocratie, que l'on pouvait approcher ce que les croyants appellent le salut : cette affirmation inouïe qu'il est bon que chaque être humain existe, quel qu'il soit et quel que soit son chemin de vie. Avoir fait le choix de ce lieu proche et ignoré pour une retransmission d'ampleur, cela est courageux, cela est beau.

   Autre image : celle du roi s'adressant à la jeunesse, à toute la jeunesse, multiculturelle, multiconfessionnelle. "Vous qui avez un désir profond de croire dans la vie, de croire en vous-même et de croire en l’autre, cultivez cet idéal et investissez votre énergie et vos talents dans tout ce qui rassemble." Qu'est-ce qu'il fait du bien, cet acte de foi en la générosité et la créativité des jeunes ! Car enfin, au quotidien, ils peuvent avoir l'impression que leur voix compte pour du beurre, que face aux innombrables défis qui se profilent, ils sont quantité négligeable – alors même que c'est eux qui, dans quelques années et pour l'avenir, seront en charge de relever ces défis, dans un monde dont absolument personne (sauf quelques "experts" autoproclamés) ne peut imaginer ce qu'il sera. Faire le choix d'espérer en la jeunesse, cela aussi est courageux et beau.

   Il fallait bien cela pour  panser quelque peu une colère qui m'habite, que nous sommes sans doute nombreux à héberger. Celle que font se lever tous les égoïsmes, tous les dénis aux droits humains et à la justice qui ont émaillé cette année finissante. Passé le temps des émotions, des défilés consensuels et des grands-messes pour la planète, comment ne pas rentrer dans son cocon, en rester aux belles paroles et aux vœux qui ne coûtent rien ? Parce que si les investissements (nous le rappelle-t-on assez !) sont nécessaires, encore faut-il savoir... en quoi et en qui l'on investit ! C'est, ici encore, une question de choix. Ainsi, miser sur la jeunesse, cela a du sens. Mais au moment où neuf milliards d'euros seront libérés pour acheter avions, frégates et autres drones, tel mouvement de jeunesse, qui avait sollicité un subside de... 30 000 € afin de développer des projets à Bruxelles en milieu fragilisé, s'entend répondre que "ce n'est pas possible, parce qu'il n'y a pas d'argent". Cherchez l'erreur... On peut certes saluer la générosité – et elle est grande ! – des citoyens qui accueillent, soignent, défendent les réfugiés ; qui récoltent des dons pour les 25 % d'enfants qui, dans notre pays, vivent dans la grande pauvreté ; qui visitent les prisonniers et font vivre la culture. Dans le même temps, les CPAS, le personnel des prisons, les enseignants, les artistes n'en peuvent plus de gérer l'impossible austérité. Cherchez l'erreur... Et au moment où l'on se congratule de l'accord finalisé à la COP21, le prix du diesel passe sous la barre d'un euro. Cherchez l'erreur...

   Alors, si je n'avais qu'un vœu, un seul, à formuler, ce serait celui-ci : que soient, partout et toujours, privilégiés les choix qui sont misent sur l'avenir, qui misent sur ce qui permet à tout humain et à tous les humains de vivre une vie digne et  juste, une vie sauve. C'est le pari de l'espérance. Il est, si nous le voulons, à notre portée, chacune, chacun et tous ensemble. Belle année à vous, amies et amis lectrices et lecteurs !


Myriam Tonus