mercredi 7 octobre 2015

Cachez-moi ces solobataires !

    Il n'y a pas affluence, en ce mardi midi au centre commercial. Avisant une table libre dans un restaurant, une dame prend place.  Une jeune serveuse s'approche : "Vous êtes seule ? Alors, il y a de la place là-bas", dit-elle en lui indiquant une petite table au fond. Je préfère garder libre ma table de quatre personnes". La dame insiste un peu : elle souhaite être au calme, préférerait rester en bordure, mais comprend assez vite qu'elle n'a pas vraiment le choix et va se caler au milieu d'autres dîneurs. Je me prends à souhaiter qu'elle ne soit pas pressée ! En effet, elle sera servie en retard, se verra servir le café sur sa table même pas débarrassée et devra héler à plusieurs reprises la serveuse pour payer sa note. La fameuse table de quatre personnes, elle, restera désespérément inoccupée…

    Bienvenue, Madame, dans le cercle des solobataires, temporaires ou non ! Peut-être n'en n'êtes-vous pas à votre première expérience de ballottage en restaurant ; peut-être avez-vous déjà connu la petite table contre un mur, juste à côté des toilettes, ou la place tellement étroite qu'il faut reculer la table pour pouvoir vous y insérer… Peut-être avez-vous dû renoncer au city-trip en promo en lisant la mention, en petits caractères, que ladite promo était faite sur base d'une réservation de deux personnes ? Renoncé à cette fondue délicieuse qui n'est servie qu'en portion double ? Et puis peut-être avez-vous connu aussi l'implacable logique du supplément "single" en voyage qui veut qu'en dépit de tout bon sens, moins vous occupez de place, moins vous consommez et plus cher vous payez ! A l'argument facile qui soutient qu'il faut nettoyer une chambre, qu'elle soit occupée par une ou deux personnes, je répondrai qu'une personne seule salit vraisemblablement moins que deux ; le nettoyage est donc plus rapide…  Quant à cet expert en mobilité qui envisageait benoitement de taxer les conducteurs de voiture qui roulent seuls la plupart du temps, je lui suggère de me trouver un-e ou deux passagers ou passagères chaque fois que je vais faire mes courses, rechercher à la piscine ma petite-fille ou me déplace en réunion : ce serait en effet plus agréable.

    N'est-il pas étonnant, alors que le nombre de solobataires est en croissance, qu'il faille presque s'excuser de n'être pas accompagné-e ? Que l'on présuppose que si vous réservez au restaurant, c'est évidemment une "table pour deux" (au moins…) ? Que l'on vous demande "vous attendez quelqu'un ?" lorsque vous prend l'envie de vous asseoir à une terrasse ? "Vous voyagez seule ? Mais vous êtes une aventurière!", me lançaient cet été différents propriétaires de chambres d'hôtes. Encore bien qu'au Québec, cet adjectif n'a pas de connotation péjorative… Comme si, pour une femme seule, prendre l'avion ou louer une voiture relevait des aventures d'Indiana Jones ! Comme s'il fallait, lorsqu'on fréquente seul-e un lieu de socialité (café, restaurant, chambre d'hôtel, site touristique…), consentir à se retrouver à la périphérie – la fameuse "petite table" ! – ou à payer un supplément.

    Peut-être s'agit-il moins d'une question de genre (les hommes aussi paient le supplément single !) que d'une réaction à une situation inconsciemment dérangeante. C'est devenu une évidence : la solitude fait peur et beaucoup ont du mal à se représenter que l'on puisse l'habiter sans déplaisir, en y trouvant même des motifs de satisfaction. En particulier, une personne seule semble appeler, dans les relations commerciales, une concentration d'attention que l'on ne peut même pas diluer dans un groupe ; impossible de se défausser sur des accompagnants : il va falloir lui offrir, à elle/lui seul-e, l'entièreté des services généralement répartis sur plusieurs têtes. Cachez-moi donc ce solobataire que je ne saurais voir, ce solobataire – déplaisante pensée – que nous pourrions être, que je pourrais être…  

    Chère Madame, la prochaine fois que l'on vous priera de changer de place au restaurant ou qu'on vous proposera la petite table du fond, restez souriante, levez-vous et dites simplement: "C'est inutile, je m'en vais. Au restaurant d'à côté, on se met où l'on veut"…Ça ne vous évitera pas d'autres déconvenues, mais au moins vous mangerez le cœur léger !