mardi 26 février 2013

La crise... quelle crise ?


   Quel est le point commun entre une crise de foie, la crise d'adolescence, une crise de nerfs et la crise des subprimes ?  Un mot, juste un mot de cinq lettres qui paraît tellement évident qu'on ne se donne même pas la peine de l'interroger. Ordinairement, la "crise" évoque un moment particulier dans un processus, paroxysme de tensions que l'on espère aussi court que possible.  Avec aussi, sans toujours le reconnaître, l'espoir que tout redeviendra "comme avant" : retour à la santé après la crise de foie ou de goutte, retour au calme après la crise de nerfs ou d'angoisse.  Les hoquets de l'adolescence permettent cependant d'observer que la "crise" peut déboucher, non sur un état antérieur, mais sur une nouvelle étape : en l'occurrence l'âge dit adulte. Encore que chez certains spécimens humains, la crise d'adolescence se prolonge de manière indéterminée, voire finit par devenir permanente : qui  ne connaît désormais quelque "adulescent-e", homme ou femme biologiquement adulte, mais au comportement et réactions typiques de ce que l'on appelait autrefois "l'âge ingrat" ? Et que dire de la "crise de la quarantaine" (chez l'homme) et de celle de la ménopause (chez la femme), sinon qu'elles aussi appellent à être franchies pour ouvrir de nouveaux chemins?

   Mais voici que désormais,  dans les conversations ou les médias, l'on parle de "la crise" – comme s'il allait de soi que chacune et chacun s'en fait la même représentation. Voici que "la crise" est devenue un repère temporel : on dit "c'était avant la crise", comme on dirait "avant la guerre de '40 ou mai '68". Mais au fait, quand a-t-elle commencé, la crise ? Avec le premier choc pétrolier de 1971 ? Avec la révolution iranienne de 1978 et la hausse brutale de l'or noir ? Avec la chute du mur de Berlin en 1989 et les reconfigurations internationales qu'elle a entraînées ? Ou seulement en 2008, lorsqu'éclata la bulle financière pourtant installée depuis belle lurette ? Question aussi oiseuse que de demander à un fumeur bronchiteux quel paquet a provoqué sa maladie. Excepté sans doute un irréductible carré de bien nantis, il est difficile aujourd'hui de  vivre comme si l'on était au pays des Bisounours ! L'on peut toujours se conforter, alors, en considérant "la crise" comme un mauvais moment : elle finira bien par passer et nous retrouverons enfin la croissance comme on recouvre la santé.

   Et s'il ne s'agissait pas, ici, d'éternel et sécurisant retour, mais bien de l'un de ces passages de l'existence où il s'agit de quitter ? Quitter l'enfance, quitter le cocon des images rassurantes… En grec ancien, le mot "krisis" vient d'un verbe qui signifie juger, distinguer, discriminer. Séparer le vrai du faux, ce qui fait vivre et ce qui détruit. La crise devient alors le lieu d'un choix radical, qui engage tout. Peut-être est-ce bien là où nous sommes : en demeure de choisir courageusement, lucidement, le monde et le mode de vie que nous voulons. La croissance, certes – mais laquelle ? Celle d'une consommation effrénée, sans limites, où nos désirs seront anesthésiés (comment, sans cela, pourrions-nous supporter l'asphyxie de la planète et la pauvreté grandissante, entre autres maux ?) ou la croissance de ce qui, en chacune et chacun, ne demande qu'à s'épanouir, pour peu qu'on en ait soin ? Faut-il mépriser l'humain pour s'imaginer qu'il trouve son bonheur, son profond et vrai bonheur, en s'éclatant (intéressante image !) dans un boulot qu'il risque de perdre ou en arborant le dernier gadget acheté à crédit…

   Et si cette "crise" était en fait une… mutation ? Quelque chose comme la fin d'un monde, et l'on ne s'aperçoit que bien plus tard que c'était le monde ancien, qu'on est entré dans un nouvel âge. Nos ancêtres ont-ils eu conscience de quitter ce que nous appelons l'Antiquité ou le Moyen Age ? Savaient-ils qu'ils entraient dans la Renaissance ou les Temps Modernes ? Nous vivons, dit-on, en "post-modernité". Intéressant: on sait que l'on n'est plus en modernité, mais on n'a pas encore de mots pour désigner le monde qui émerge. Et si c'était cela, "la crise" : l'un de ces moments-charnières de l'Histoire, que l'on ne saisit qu'après l'avoir traversé ? Cette hypothèse en vaut bien une autre. Et à tout prendre, je préfère penser que mes petits-enfants auront à relever ce fabuleux défi – si dur et exigeant soit-il - d'un avenir autre à inventer, à forger, plutôt que de les imaginer rivés à la 78e saison d'une téléréalité ou errant comme des zombies dans des hectares de galeries commerciales. Question de choix.

[Cette chronique est parue dans La Libre Belgique du 22/02/2013]