mercredi 29 octobre 2014

Vessies et lanternes

      L'origine de l'expression remonte loin dans le passé. En ces temps où les vessies de porc, lavées et séchées, étaient utilisées comme loupiotes, candélabres des pauvres à défaut de lanternes ouvragées. Il est fort probable que des marchands peu scrupuleux parvenaient à faire croire à quelques chalands naïfs qu'il s'agissait là d'une bonne affaire.  Qui sait : ils arrivaient peut-être même à convaincre les gogos qu'ils acquéraient une œuvre d'art d'un genre nouveau!  Bonne affaire sans aucun doute pour eux, qui empochaient un gain sans rapport avec la trivialité porcine de l'objet. D'où il ressort que "faire prendre des vessies pour des lanternes" revient à faire passer habilement du vieux pour du neuf, du toc pour de l'argenterie, du faux pour du vrai. A vendre des illusions – marchandise peut-être la plus recherchée parce qu'elle est comme un baume sur les innombrables plaies du quotidien.

      Et en ces temps – les nôtres – éduqués, dit-on, par les lumières de la raison critique et les débats d'experts, est-il sûr que nous repérons au premier coup d'œil fausses lanternes et vraies vessies ? Gardons-nous, vis-à-vis d'un certain baratin médiatique, la distance qui nous protègera de l'adhésion irréfléchie ? A l'heure où ce qui s'appelait hier encore une grève sauvage se métamorphose en "mouvement émotionnel", où une ponction fiscale devient une "contribution solidaire à l'effort commun", on peut en douter... Prenons pour exemple l'adjectif "interactif". A l'ère de la "démocratie 2.0." (tout un programme en soi !), ce qui n'est pas interactif est forcément suspect de ringardise, exhale comme un relent d'autoritarisme et de savoir confisqué. Interagissez ! Participez ! Enthousiasmante injonction s'il en est – sauf que pour participer, participer vraiment, à un match de foot comme à une partie de bridge, il faut avoir en main les règles du jeu, deviner finement les dessous des cartes et la capacité d'évaluer la force des autres joueurs. Bref, il faut maîtriser – au moins un peu – le problème.

      Raison pour laquelle, sans doute, l'interaction offerte par la radio et la télé se limite le plus souvent à : "regardez-nous" (en télé) ou "donnez votre avis !" (en radio). Ça, c'est simple, c'est direct et ça ne mange pas de pain. La preuve : ça fonctionne. Et l'on peut désormais, dès le réveil, pénétrer en studio et voir ces journalistes qui semblent avoir déjà enfilé 5 expressos tant ils débordent d'énergie. Mieux : nous sommes invités à leur confier ce que nous pensons de la réduction des subventions à la Monnaie, de l'utilisation des pneus neige ou d'un éventuel délestage électrique. Allez-y : téléphonez, tweetez, facebookez, courrielez ! Le résultat, hautement prévisible, est chaque jour identique : y a les pour, et y a les contre, ceux qui aiment et ceux qui n'aiment pas. Bon, et maintenant, que fait-on ?


      Justement : on ne fait rien. On se contente d'enregistrer les réactions... et on tourne la page. Soyez heureux, braves gens, vous êtes intervenus dans les médias ! Curieuse conception de l'interactivité... Imaginons que le citoyen lambda puisse, effectivement, infléchir le cours des infos ; imaginons qu'il demande : "Pourriez-vous nous dire ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine ? Haïti se redresse-t-elle ? Pourriez-vous nous expliquer pourquoi l'Islande, qui ne paie pas sa dette, connaît une croissance insolente ?  Pourriez-vous faire une interview qui ne soit pas réduite à une phrase banale ? Serait-il possible d'avoir un JP sans pub ? " Imaginons que les journalistes tiennent compte de ces suggestions... Là, on pourrait véritablement célébrer l'interactivité, qui est par définition réaction, action réciproque, influence mutuelle... Par définition ? Oups, excusez-moi : j'ai confondu interactivité et interaction. Si la réciprocité est bien l'apanage de l'interaction, l'interactivité, elle, n'est que la "faculté d'échange entre l'utilisateur d'un système informatique et la machine par l'intermédiaire d'un terminal doté d'un écran de visualisation" – en clair : la simple possibilité de se servir d'une tablette ou d'un smartphone. Tout s'explique ! En partageant votre avis, quel qu'il soit, vous êtes en interactivité, sans qu'il y ait forcément interaction. C'est formidable, non, cette différence de sens creusée par deux petits suffixes – té  et –tion ? Au fond, la différence n'est pas plus grande qu'entre une vessie et une lanterne. Sauf qu'une vessie porte encore une lumière, même modeste. Dans l'interactivité médiatique, on cherche encore.