vendredi 16 août 2013

Trop de tout !

     Pas besoin d'avoir fait une psychanalyse pour le savoir : le premier mot que l'on associe à un autre est toujours plein d'intérêt. S'agissant des vacances, c'est le mot "retraite" qui paraît tout naturellement. Retraite ? N'est-ce pas mon état permanent depuis que j'ai quitté le monde du travail (salarié, s'entend) ? Je n'ai pourtant pas l'impression de vivre de perpétuelles vacances ! Il s'agirait plutôt du retour de ces retraites vécues à l'école, de ces temps de réflexion, de silence, de dépaysement qui nous étaient imposés – et dont je n'ai perçu que bien plus tard les extraordinaires bienfaits.

      Partir en retraite, c'est se mettre en retrait de la vie quotidienne, se retirer du jeu. Se recueillir – ailleurs, en soi. Et cela n'a pas, n'a plus nécessairement une coloration religieuse. Ce que m'ont appris les retraites scolaires, c'est qu'il faut parfois prendre le temps de refaire ses forces si l'on veut continuer à marcher dans la durée. Et que plus on prend la vie et le monde à bras-le-corps, plus il est nécessaire de pouvoir s'en extraire à intervalles réguliers. Non par découragement ou fatigue, mais pour ne pas donner prise à leurs valets maudits : rancœur, amertume, cynisme, cruauté…

      Et là, comme on dit, j'ai ma dose ! Entre politiciens qui mangent leur promesse et pseudo-experts qui brassent les idées reçues, je sens ma citoyenneté s'étioler. Entre la foule des honnêtes gens qui s'indigne de ce que Michèle Martin pourrait se trouver un travail et un toit et celle (non moins honnête) qui défile, larmes aux yeux, devant l'urne cinéraire d'Ani, l'éléphant mort à Pari-Daiza, je sens ma foi en la démocratie s'urtiquer. Et quand une jeune femen recourt à des arguments machistes pour justifier que seuls de jolis seins peuvent mener leur combat ("il est difficile pour une femme de sortir dans la rue pour revendiquer ses droits quand elle ne correspond pas aux canons de beauté" !), je sens ma bienveillance se coincer. Ladite demoiselle ajoute-t-elle : "Les féministes, ce ne sont pas forcément des femmes de 50 ans qui n'aiment pas les hommes, qui ont des poils et qui sont lesbiennes", alors là je sens ma tolérance exploser. On peut combattre l'injustice, mais la fatuité…
    
      Trop. Trop de tout : de bêtise, de suffisance, de souffrance, d'indifférence. Trop d'humains exploités, avilis, paupérisés. Ce monde est comme le pied d'un démarcheur coincé dans la porte de ma conscience : impossible de la refermer. Seule solution : partir. La retraite. Non pas battre en retraite comme un caporal vaincu, mais se retirer volontairement loin du bruit et de la fureur. Loin des lieux touristiques-qu'il-faut-absolument-avoir-vu, mais pas trop loin des humains non plus. Etre dans son élément, au sens premier : terre ou eau, air ou feu. Pour moi, ce sera eau et feu, mer et chaleur ; d'autres se retrouvent grâce à l'air vif des montagnes – chacun sa géographie. L'important, c'est de se recueillir, de ramener au centre tout ce qui a été dispersé, mélangé par le désordre quotidien.

      Certains y parviennent sans sortir de chez eux. Je n'ai pas cette capacité. Il me faut d'autres cieux, plus lumineux, une langue étrangère qui me contraigne à choisir les mots et m'expose à l'erreur, d'autres senteurs, d'autres coutumes. Pour que mon GPS intérieur, affolé, ne puisse plus m'indiquer de chemin ni me ramener automatiquement au domicile connu. Etty Hillesum, l'amie jamais vue et si proche, savait comme nulle autre créer son espace, sa maison comme elle disait, en les lieux les plus improbables – jusqu'au camp où elle mourra. Et dans cette maison, une "chambre haute", où elle trouvait sa part d'éternité, cette part présente en chaque être humain. Le voilà, le cœur de ma retraite, le cœur de mon temps de vacance (c'est-à-dire de vide) : réhabiter cet espace intérieur inviolable, le seul paradoxalement qui me donnera de repartir avec bonheur pour un an de bons moments et de fichus quarts d'heure.


Myriam TONUS