mardi 9 septembre 2014

Modernes cyclopes

   Please, sorry. Please. Le petit homme ne parle manifestement pas le français, mais il pallie à merveille ce qui pourrait être un obstacle à la communication par une gestuelle sans équivoque et une énergie elle aussi évidente. Armé de son appareil photo, il fend la masse informe des touristes attroupée devant le Manneken Pis, invite sa compagne à se placer juste en-dessous du petit énurétique et d'un déclic silencieux, immortalise le sourire béat de sa belle. Après quoi, l'un et l'autre se fraient un chemin dans l'autre sens, sans même un regard pour le gamin de pierre dont le jet se soucie d'ailleurs d'eux comme de son premier costume.
Et dire qu'au même moment, d'innombrables autres touristes, qui ne parlent pas davantage la langue locale, prennent la pose devant la tour Eiffel, la petite sirène de Copenhague ou Ground Zero à New York, tandis que les plus décomplexés se dénudent au Machu Pichu (il paraît que se faire photographier en tenue d'Adam réveille les énergies positives !) et que des baroudeurs du dimanche mitraillent à coup d'instantanés les bords de la mer Rouge (avec eux en avant-plan, évidemment), des fois que des échos de la place Tahrir se feraient encore sentir...

   L'avènement de la photo numérique a peut-être bien été, elle aussi, une révolution. Silencieuse, à l'instar de ces appareils de plus en plus compacts dont on ne perçoit même plus le clic-clac, caractéristique des anciens obturateurs. Ces appareils sont à l'image du temps : ils invitent à une consommation sans limites, puisqu'à la différence du rouleau argentique, limité la plupart du temps à 36 vues, coûteux et nécessitant ensuite un développement lui aussi onéreux, il est désormais possible de prendre des milliers de photos, d'effacer instantanément celles qui ne plaisent pas, de conserver chez soi les autres, de les retoucher, en faire des albums virtuels et un réservoir pour les fêtes de fin d'année. Ah ! Pouvoir offrir à bonne-maman une tasse avec la bouille du petit dernier à Disneyland ou laisser flâner sa souris d'ordinateur sur les formes de sa copine en bikini devant un palmier à la Réunion... Le monde entier sur une puce informatique – et moi, et moi, et moi...
   
Insidieux glissement : l'appareil photo traditionnel s'apparentait bien à un média, c'est-à-dire un intermédiaire, un moyen de s'approprier un petit bout d'espace et de temps, tel lieu ou telle chose vus à tel moment et coulés dans une sorte d'éternité. Moyen aussi de nourrir la mémoire d'instants passés importants, douloureux, joyeux, insolites. Désormais, l'appareil numérique est devenu comme une prothèse, le prolongement du regard, transformant les hordes de touristes en cyclopes à l'œil unique. Certains d'entre eux ne prennent même plus le temps de regarder, vraiment regarder avec leur yeux de chair, de contempler ces équilibres, ces couleurs, ces détails qui ont permis à ce tableau, à ce monument de passer les siècles. Dans la chapelle Sixtine à Rome, comme en d'autres musées, il est interdit de prendre des photos. Le visiteur lambda est alors partagé entre l'éblouissement de tant de beauté... et le spectacle burlesque de ces photomanes invétérés dont la seule préoccupation est d'éviter d'être surpris par le gardien... Que voient-ils ? Voient-ils même vraiment ce qu'ils capturent ? De retour dans son pays, qu'est-ce que le petit monsieur excité pourra dire du Manneken Pis – si d'aventure quelqu'un le lui demande ?


   Les nutritionnistes les plus chevronnés le répètent : la question n'est pas d'abord de savoir ce que l'on mange, mais bien la manière de manger ; aucun aliment n'est en soi interdit, le tout est de doser avec sagesse. En ce temps de "vacance", qui est éloge du vide contre le trop-plein, peut-être faudrait-il avoir la sagesse de coller sur son appareil photo, cet irremplaçable bijou de la technologie numérique,  l'avis que l'on trouve sur les publicités de (bonnes) bières : un produit brassé avec savoir-faire se consomme avec modération.