vendredi 14 janvier 2022

Il était une fois

 


   Lorsque, enfants, nous entendions ces mots, c’était comme si une porte s’ouvrait. Nous savions que nous allions être emportés loin de la banalité du quotidien, vers des aventures, des contes – des histoires. C’est ainsi : l’être humain aime les histoires. Parce qu’elles l’aident à faire du sens avec ce qu’il vit, à mettre des mots sur ce qui le travaille en son intime. Il y a bien des façons de s’en raconter, des histoires : les contes de fées, évidemment, mais aussi la littérature, le cinéma, les séries télévisées, les chansons… Et puis aussi, bien sûr, ce qu’on appelle les « grands récits », porteurs du souffle qui meut l’humanité. C’est l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, les tragédies grecques et celles de Shakespeare, la Bible, la Baghavadgita, l'espérance du "grand soir" et celle d'un monde différent. Profondément inspirants, ces "dits" ont quelque fois été perverts au point de devenir instruments de destruction : extinction de civilisations qui n'adhèrent pas, camps de la mort, goulags. L'historien Yohann Chapoutot vient de signer, sur ce sujet, un livre remarquable (Le grand récit, PUF, 2021). Et cependant, envers et contre tout, il nous faut entendre une histoire. Pour continuer à avancer, pour espérer, pour ne pas nous enliser dans la banalité des besoins.

    Quelle histoire nous est aujourd'hui racontée ? Chaque matin, à la radio de service public, entre deux chansons en anglais (mais qu'est-ce qu'elles peuvent bien raconter?...), c'est le même sujet : le virus, ses variants, les chiffres de l'épidémie, les dernières mesures du Codeco, vaccin ou pas vaccin - et l'on nous prédit que ça peut durer encore longtemps. Impression, depuis deux an, de vivre, comme dans le film Un jour sans fin, une journée sans cesse répétée à quelques détails près. Mauvaise saga aux épisodes prévisibles commentés en boucle dans les médias, que l'on a envie de zapper aussitôt. "On disait que tu étais le docteur et moi, le malade" : les jeux de rôle que s'inventent si bien les enfants en cour de récré ne sont ici même plus crédibles. L'histoire n'en est pas une, puisqu'il n'y a ni rebondissement, ni héroïne (finsis, les applaudissements aux infirmières !), ni sauveur - des vaccinés se retrouvent à l'hôpital. Et surtout, aucune porte ne semble se présenter, qui ouvrirait sur de vraies perspectives d"avenir, qui nous réconforterait, nous boosterait (autrement qu'une énième dose) pour penser l'avenit de notre planète qui en a pourtant tellement besoin. Le succès fulgurant, chez toutes les générations, du film Don't look up : déni cosmique (Ne regarde pas en l'air !) est pêut-être bien le signe que nous ne nous résignons pas à cette morosité.

   Car oui, nous avons envie de décoller notre nez du sol, nous avons besoin de regarder en haut, plus loin ; de nous désengluer de ces discous qui nous ramènent sans cesse à l'état d'amas de cellules susceptibles d'être contaminées. Non qu'il faille se désintéresser de la pandémie : elle fait partie de notre réalité et il serait absurde de la nier. Mais quelle que soit son ampleur, elle n'est qu'une partie de la réalité et il serait d'autant plus sot de la négliger qu'elle est en train de modifier en profondeur les rapports sociaux, notre lien au monde politique, nos représentations de la liberté et de la démocratie, rien de moins ! Autrement dit, tout ce qui nous constitue en tant qu'être-avec-les-autres. Comme si "protégez-vous et protégez les autres !" suffisait à faire société. Comme si l'on pouvait noyer les enjeux décisifs pour l'avenir de toute l'humanité dans une mare de risques, bien réels, à éviter. "Où que tu soi, lève les yeux ! Lève les yeux, Hannah !" : la formidable histoire que raconte le film Le dictateur, de Chaplin, peut nous inspirer aujourud'hui comme jamais. Il nous faut lever la tête, le regard, nous regarder vraiment par-dessus nos masques. Décider d'écrire un nouveau chapitre de notre histoire qui sera aussi celle de nos enfants et petits-enfants. Pour qu'un jour, en souriant, ils puissent raconter : Il était une fois une épidémie..."



[1] Yohann CHAPOUTOT, Le grand récit, PUF, 2021.