jeudi 25 août 2022

Allo, les urgences ?

 

   Au mois de juin dernier Gabrielle, 22 ans, présentait son travail de fin d’études à la Faculté de Droit et obtenait – exception notoire – la note maximale de 20/20. Si les qualités évidentes de recherche, d’argumentation et d’écriture justifient ce brillant résultat, il est probable que le sujet lui-même a contribué à emporter l’adhésion. L’étudiante avait choisi pour point de départ la notion d’urgence, telle qu’elle est définie en droit, puis avait établi une comparaison entre l’urgence sanitaire invoquée, pendant la crise du Covid, pour justifier les mesures imposées à la population et ce qu’il convient désormais d’appeler l’urgence climatique. Son étude démontrait avec toute l’objectivité requise que le réchauffement climatique et ses conséquences rencontrent désormais les critères définissant en droit l’urgence. Et de poursuivre en mettant en parallèle les restrictions de libertés que nous avons connues pendant deux ans… avec l’apparente inaction politique face aux dangers pour la vie que représente un dérèglement climatique désormais difficile à contester. L’exposé – des faits, rien que des faits, pas une once de militance – parle de lui-même. Qu’il soit l’œuvre d’une « millenial », comme on appelle les jeunes nés dans les années 2000 n’est sans doute pas un hasard : ils sont nombreux à marcher vers leur avenir avec, aux tripes, la certitude qu’il ne sera pas rose et qu’ils vont devoir affronter – et gérer – des situations pour lesquelles ils devront inventer eux-mêmes les solutions.

   Au moment de son décès il y a quatre ans, le théologien Maurice Bellet travaillait avec acharnement sur un livre qu’il aurait intitulé « Les dérives de l’inconscience ». Rien à voir avec la psychanalyse, dont il était pourtant convaincu. Freud a mis en évidence l’inconscient, ce réservoir de pulsions, de souvenirs et d’expériences enfouis si profondément que la raison n’y a pas spontanément accès. L’inconscience est tout autre chose. Cela désigne l’attitude qui consiste à se mettre, comme on dit, la tête dans le sable pour ne pas voir ce qu’avec un peu de lucidité et de courage on pourrait reconnaître. Dans son projet d’écriture, Bellet examinait en priorité comment l’inconscience semble sévir dans une grande partie du monde chrétien, tant il a du mal à admettre que la religion et l’Église traversent aujourd’hui une crise profonde qu’il serait bon d’affronter sans pieux détours. Mais il observait également combien l’inconscience opère dans la façon dont le monde postmoderne organise ses propres dérives : exploitation sans limites de la terre et des humains, surcommation,  marchandisation, déification du désir… Il concluait, à tout coup, que l’espérance était plus que jamais d’actualité : espérer, c’est faire le pari de la vie et agir en conséquence quand plus rien ou pas grand-chose ne donne à espérer.

Quelle (sainte)colère aurait été la sienne, s’il avait encore vécu, de voir se confirmer ce qu’il pressentait ! Combien d’événements tragiques, d’inondations meurtrières, d’incendies dévastateurs, de pics de chaleur incontrôlables nous faudra-t-il encore pour reconnaître que nous vivons désormais, en état d’urgence et que l’heure n’est plus aux rustines, même utiles, même bien intentionnées ? Combien de temps, de morts et de réfugiés faudra-t-il pour que nous consentions enfin à reconnaître que nous vivons la fin d’un monde – celui qui, depuis le 18e siècle, a fait du progrès et de la croissance son credo et ses fins dernières ? Les jeunes (et de moins jeunes avec eux) sont bien conscients que nous allons droit dans le mur, à une vitesse plus grande que les prévisions les plus pessimistes du GIEC. « Dis-toi que cet été est le plus frais du reste de ta vie ! », sourit amèrement un jeune gars de 25 ans à qui je partage la lourdeur de cet été torride...

   Et que l’on ne dise pas que ces jeunes sont pessimistes, dramatisent à l’excès, ne voient pas le bon côté des choses. Ou – pire – qu’ils iraient mieux s’ils étaient croyants. Il se trouve sans doute toujours, dans les situations les plus dramatiques, des personnes qui finissent par se rassurer par un « bon côté »: parmi les hébreux libérés de l’esclavage, certains reprochaient durement à Moïse de les avoir privés des marmites pleines de viandes et d’oignons qu’ils avaient lorsqu’ils étaient en Égypte… Mais désormais, c’est la terre entière et sa population qui sont menacées ; déjà nous sommes en exil d’une époque d’insouciance qui n’est pas près de revenir. Et c’est en exil qu’il faut entendre la voix des prophètes. Elle est sans concession, elle secoue, elle tranche. Non pour punir ou se lamenter, mais pour réveiller au profond des êtres la vie, la vie vraie, celle qui nous fait humains et nous donne de pouvoir espérer et agir sans faire fond sur des illusions. Celle qui nous donnera lucidité et courage pour sortir de l’inconscience et oser un radical changement. On appelle cela la conversion.