mercredi 15 février 2017

Voyons, comment dire ?...

   


   Les mots sont comme les espèces animales ou végétales : ils sont soumis à l'évolution.  Certains apparaissent, assurant la vitalité du vocabulaire, tandis que d'autres tombent dans l'oubli. Parmi les espèces en voie de disparition rapide, le mot "vergogne" figure sans doute en haut de liste ! C'est bien dommage. Car si, pour exprimer avec finesse et précision ce que nous ressentons, il nous faut des mots variés et précis, je ne sais par quel synonyme nous pourrons remplacer cette vergogne que seuls, sans doute, les amoureux de la langue protègent aussi précieusement que d'autres veillent sur les éléphants et les coraux.
     
   Mais pourquoi donc faudrait-il conserver un mot aussi rare ? Qu'est-ce qui pourrait justifier encore l'emploi d'un mot franchement désuet ? Eh bien, parce que il serait fort utile pour caractériser des situations qui ne relèvent que d'une absence de… vergogne. Comment qualifier, par exemple, l'attitude d'un président récemment élu qui traite de "minables" tous ceux qui ne lui ont pas accordé leur suffrage ? Dira-t-on qu'il a du culot, de l'arrogance, de la vulgarité ? Tout cela, sans doute, mais en prime et surtout, un manque de vergogne, cette forme de pudeur, de retenue qui régule les rapports sociaux et empêche de dépasser la mesure dans l'étalement de soi. Dans une récente interview, le père de notre premier Ministre estime qu'avec un salaire de 4800 € (nets !), il ne saurait guère y avoir, parmi les parlementaires, que… des fonctionnaires et des enseignants. Brillante et confondante illustration d'un manque élémentaire de vergogne !

   Les langues du Sud (italien, espagnol, provençal…) connaissent dans leur vocabulaire la vergogna, que les dictionnaires traduisent par honte. Certes la honte, c'est ce que devraient ressentir celles et ceux qui n'ont pas de vergogne ; mais voilà : c'est précisément parce qu'ils en manquent qu'ils ne ressentent aucune gêne à s'exprimer ainsi ! La honte n'est que la conséquence attendue (mais hélas pas toujours présente) d'un manque de vergogne, comme elle peut habiter l'ivrogne lorsqu'il boit.
En fait, ce mot rare est comme un concentré d'intelligence relationnelle, celle qui sait d'instinct qu'il ne faut mépriser personne, ni blesser ni même heurter ; qui est en prise avec la réalité, y compris celle des autres qui ne nous ressemblent pas ; qui sait où se trouve la limite de la décence et à quel moment l'on risque de devenir ridicule ou odieux. Parler sans vergogne, c'est s'exprimer sans retenue, sans scrupule, sans réserve, sans même être conscient que l'on profère des énormités qui vont choquer ceux à qui l'on s'adresse. Remarquons d'ailleurs que l'on n'a recours à la vergogne que lorsqu'on déplore son absence ! L'homme (ou la femme) vergogneux, c'est-à-dire réservé, pudique, semble bien relever d'une espèce disparue…


   Oserait-on avancer ici que la disparition d'un mot entraîne avec elle la disparition de ce que désignait ce mot ? Ou qu'il est devenu inutile parce que l'objet ou la situation qu'il désignait ont disparu ? La seconde hypothèse est évidemment vérifiable : les relevailles, qui célébraient à l'église le moment où une femme accouchée pouvait reprendre ses activités, n'est évidemment plus de mise lorsqu'on quitte la maternité au bout de deux jours. Quant à la haire, cette chemise de crin portée en signe de mortification, elle n'est plus revendiquée (du moins peut-on le souhaiter) que par le Tartufe de Molière. Et s'il n'y a plus guère de gens vergogneux, c'est que la pudeur n'est plus une vertu majeure, du moins dans l'expression publique. Du coup, l'absence criante de vergogne, elle, semble connaître un triste regain précisément dans ces espaces d'échange – forums, débats, meetings, talkshows, téléréalité, etc. – où l'on estime pouvoir dire n'importe quoi, sur n'importe quel sujet, à propos de n'importe qui, et n'importe comment. Retour, alors à la première hypothèse ? La mort d'un mot signe-t-elle la mort de ce qu'il désigne? Aïe ! On ne peut qu'humblement suggérer aux académiciens de réfléchir trois fois plutôt qu'une avant d'en éjecter certains du dictionnaire…