lundi 21 octobre 2019

La bienveillance est un choix




   L'annonce de la probable libération conditionnelle de Michel Lelièvre a provoqué une de ces vagues d'indignation qui reviennent aussi sûrement que la marée lorsqu'il est question des conditions de vie ou de la réinsertion d'un prisonnier "longue peine". Il se trouve toujours bien alors un commentateur médiatique pour expliquer que l'opinion publique ou les citoyens sont émus à juste titre. Mais ce qu'on appelle l'opinion publique est-elle vraiment la voix de tous les citoyens sans exception ? Ou celle qui crie le plus fort ? Ou encore celle que fantasme dudit commentateur afin de justifier ses propres opinions ? Celle en tout cas qui, sûre de son bon droit, jette le soupçon sur qui ne partage pas sa colère.
      Sa colère, oui, car l'on n'est plus ici dans le registre de la raison et de la réflexion, ces deux piliers du droit, seul principe démocratique qui garantit à tout citoyen protection et équité de traitement. Contester le droit au nom de sentiments personnels, si compréhensibles soient-ils, c'est implicitement affirmer que certains êtres sont plus égaux que d'autres, au seul titre qu'ils seraient moralement meilleurs. Le droit, par sa rigueur, paraît étranger aux affects – et c'est une bonne chose. Il ne peut être le bras armé du désir de vengeance qu'éprouvent, c'est bien naturel, les victimes ; pas plus qu'il ne peut servir les intérêts de malfaiteurs cherchant à minimiser leurs crimes. C'est pourquoi victimes et accusés sont entendus et défendus par des magistrats (et, en assises, des citoyens) à qui l'impartialité est imposée.
      Cela ne rend pas le droit, ni celles et ceux qui rendent la justice, inhumains, aussi bornés qu'une machine programmée. Au service de la société, ils ont pour devoir de penser plus loin. S'ils ne peuvent réparer le mal dont souffriront peut-être toute leur vie les victimes, ils peuvent au moins, ayant pris en compte cette souffrance, continuer à prendre en compte aussi la personne qui a infligé ce mal et son possible devenir. Notre système carcéral, c'est hélas chose connue, ne permet guère (à la différence d'autres pays) de préparer ni même d'envisager sereinement ce qu'on appelle la réinsertion d'un prisonnier. Question de moyens financiers ? Oui, sans doute. Mais cela touche aussi à l'un de ces impensés de notre société, qui veut que toute faute soit expiée, et lourdement. Et peut-être même sans possibilité de rachat. La politique du redoublement scolaire, dont les pédagogues montraient il y a plus de cinquante ans déjà qu'il est inefficace, n'en finit cependant pas de perdurer, réforme après réforme. Les élèves en difficulté n'ont rien à voir avec les délinquants (encore que d'aucuns n'hésitent pas, quelquefois, à emprunter le raccourci…) ; mais ils partagent avec eux ce poids aussi lourd au moins que l'échec ou la faute : on ne croit pas, ou si peu, en leur faculté de changer. Une étiquette leur colle à la peau, qui dit leur errance… et la transforme insidieusement en destin.
      Beaucoup d'élèves, heureusement, une fois sortis de l'école font un pied de nez au système et démentent les pronostics défaitistes alignés au fil des bulletins. Un prisonnier, lui, lesté de ses années d'emprisonnement, va devoir se "réinsérer". Mais quel espace de réinsertion s'ouvre réellement lorsque les regards se dressent comme autant de barrières ? Pour s'insérer, il faut que l'on vous fasse de la place et qu'on vous invite à prendre la vôtre. Faute de quoi l'exclus risque bien de retourner à la marginalité, quel que soit son désir profond d'en sortir. Il est là, l'impensé de notre société où, à force de penser le monde à partir de son ego, l'on finit par ne même plus se rendre compte qu'on participe activement au fonctionnement que l'on déplore.
      "Lève-toi et marche !" : extraordinaire profession de foi, expression de la confiance et de la bienveillance, cette faculté de voir l'étincelle de bien au cœur de tout humain, si déconstruit soit-il. L'invitation pressante vaut pour nous aussi, lorsque nous demeurons paralysés par les préjugés, la peur, le ressentiment.