jeudi 26 novembre 2015

Quand les mots disparaissent...

Abuseur, nul et non avenu, Œdipe, Neptune : s'il vous arrive d'utiliser ces vocables, vous risquez bien, d'ici peu, de paraître un digne descendant de Jacqouille la fripouille, un "visiteur" venu d'un temps révolu. La très sérieuse académie française a en effet supprimé ces mots de son dictionnaire. Vous pourrez toujours vous consoler avec de nouveaux venus : merguez, jusqu'au-boutisme, pistonner ou discothèque, par exemple. Qu'une langue évolue, c'est signe de sa vitalité et on ne se regrettera pas, à vrai dire, la disparition de l'architriclin, chargé de l'ordonnance du festin dans l'antiquité romaine... 
L'on peut cependant se demander si certains termes ne sont pas des espèces en voie de disparition, et donc, à protéger et réhabiliter. L'autre jour, dans une discussion entre personnes normalement scolarisées, quelqu'un défend l'idée qu'en éducation, la Loi doit exister, sans obliger. Perplexe, je lâche : "Ce que vous dites est vraiment paradoxal". Silence. Regards vides, comme si je venais de lâcher un gros mot ou de parler une langue étrangère. Jusqu'à ce que se hasarde la question: "Que veux-tu dire par là ?" Mi-suprise, mi-amusée, je l'avoue, je réponds : "Eh bien, que ce qui vient d'être dit est un beau paradoxe"... Nouveau silence. Puis, afin d'éviter le malaise, je "traduis" : "Vous parlez d'un fait qui présente des aspects contradictoires et donc, défient la logique. En principe, une loi est contraignante par nature..." Soulagement : Ah ! Oui, bien sûr, c'est ça." Ben oui. Mais reconnaissons quand même qu'un seul mot – paradoxe – est tout de même plus économique pour la pensée que le recours à la définition qui l'explique ! Et puis, si un mot finit par s'effacer du paysage mental, ne risque-t-il pas d'entraîner dans sa mort la réalité qu'il désigne ?
On peut, me semble-t-il, raisonnablement se poser la question à propos du paradoxe. Car pas mal de nos contemporains ne semblent même plus s'apercevoir que l'air du temps en est saturé. Un exemple entre cent : d'innombrables injonctions nous sont adressées, relatives à une sorte de devoir d'auto-construction. Gère ta vie ! La réussite, tu la décides ! Si tu ne trouves pas de travail, c'est que tu ne veux pas vraiment travailler ! L'élève comme l'employé est acteur de son développement ! Jusqu'à prétendre que la maladie elle-même est le symptôme d'une volonté défaillante ou mal orientée. Alleluia ! Le rêve du/de la self-made man ou women est en passe d'être atteint... Le simplisme de telles affirmations, fondées sur le mythe d'un individu parfaitement indépendant et tout-puissant, suffirait à les rendre suspectes.  
Mais voici, invisible alors même que massif, le paradoxe : dans le même temps, avec la même force, nous sont assénées des injonctions qui sont autant de ficelles susceptibles de nous transformer en marionnettes passives. Désormais, il nous fait en avoir un indice de masse corporelle idéal, un taux de cholestérol et de glycémie répondant aux normes, manger des lentilles et bannir le beurre (enfin, là, ça peut changer selon les études), lire le dernier Goncourt, et, selon ses goûts et son milieu social, adorer ou mépriser les sushis ou les frites sauce andalouse, la bagnole customizée ou le mobilier vintage, le grand Jojo ou les films de Michael Haneke. Essayez donc de vous habiller comme vous en avez envie, d'échapper aux séries télé, d'ignorer souverainement le destin des Diables rouges !...
Jamais peut-être n'a-t-on vécu de manière aussi prégnante ce paradoxe : nous revendiquons haut et fort l'autonomie, le respect de l'individu, de sa vie privée... en une époque où sa liberté et son libre arbitre se voient, jour après jour grignotés par un système économique qui ne saurait s'en accommoder. Paradoxe suprême que cette pub pour un parfum où l'on voit une femme se libérer des liens qui la manipulent... afin de vanter la fragrance qu'il nous faut porter si nous voulons être comme elle !

Si les "cours de rien" (et les autres !) sont à la recherche de contenus pour former les jeunes, peut-être pourraient-ils creuser cette veine des mots de la pensée qui sont en voie de disparition : il y va de l'écologie humaine.

mercredi 7 octobre 2015

Cachez-moi ces solobataires !

    Il n'y a pas affluence, en ce mardi midi au centre commercial. Avisant une table libre dans un restaurant, une dame prend place.  Une jeune serveuse s'approche : "Vous êtes seule ? Alors, il y a de la place là-bas", dit-elle en lui indiquant une petite table au fond. Je préfère garder libre ma table de quatre personnes". La dame insiste un peu : elle souhaite être au calme, préférerait rester en bordure, mais comprend assez vite qu'elle n'a pas vraiment le choix et va se caler au milieu d'autres dîneurs. Je me prends à souhaiter qu'elle ne soit pas pressée ! En effet, elle sera servie en retard, se verra servir le café sur sa table même pas débarrassée et devra héler à plusieurs reprises la serveuse pour payer sa note. La fameuse table de quatre personnes, elle, restera désespérément inoccupée…

    Bienvenue, Madame, dans le cercle des solobataires, temporaires ou non ! Peut-être n'en n'êtes-vous pas à votre première expérience de ballottage en restaurant ; peut-être avez-vous déjà connu la petite table contre un mur, juste à côté des toilettes, ou la place tellement étroite qu'il faut reculer la table pour pouvoir vous y insérer… Peut-être avez-vous dû renoncer au city-trip en promo en lisant la mention, en petits caractères, que ladite promo était faite sur base d'une réservation de deux personnes ? Renoncé à cette fondue délicieuse qui n'est servie qu'en portion double ? Et puis peut-être avez-vous connu aussi l'implacable logique du supplément "single" en voyage qui veut qu'en dépit de tout bon sens, moins vous occupez de place, moins vous consommez et plus cher vous payez ! A l'argument facile qui soutient qu'il faut nettoyer une chambre, qu'elle soit occupée par une ou deux personnes, je répondrai qu'une personne seule salit vraisemblablement moins que deux ; le nettoyage est donc plus rapide…  Quant à cet expert en mobilité qui envisageait benoitement de taxer les conducteurs de voiture qui roulent seuls la plupart du temps, je lui suggère de me trouver un-e ou deux passagers ou passagères chaque fois que je vais faire mes courses, rechercher à la piscine ma petite-fille ou me déplace en réunion : ce serait en effet plus agréable.

    N'est-il pas étonnant, alors que le nombre de solobataires est en croissance, qu'il faille presque s'excuser de n'être pas accompagné-e ? Que l'on présuppose que si vous réservez au restaurant, c'est évidemment une "table pour deux" (au moins…) ? Que l'on vous demande "vous attendez quelqu'un ?" lorsque vous prend l'envie de vous asseoir à une terrasse ? "Vous voyagez seule ? Mais vous êtes une aventurière!", me lançaient cet été différents propriétaires de chambres d'hôtes. Encore bien qu'au Québec, cet adjectif n'a pas de connotation péjorative… Comme si, pour une femme seule, prendre l'avion ou louer une voiture relevait des aventures d'Indiana Jones ! Comme s'il fallait, lorsqu'on fréquente seul-e un lieu de socialité (café, restaurant, chambre d'hôtel, site touristique…), consentir à se retrouver à la périphérie – la fameuse "petite table" ! – ou à payer un supplément.

    Peut-être s'agit-il moins d'une question de genre (les hommes aussi paient le supplément single !) que d'une réaction à une situation inconsciemment dérangeante. C'est devenu une évidence : la solitude fait peur et beaucoup ont du mal à se représenter que l'on puisse l'habiter sans déplaisir, en y trouvant même des motifs de satisfaction. En particulier, une personne seule semble appeler, dans les relations commerciales, une concentration d'attention que l'on ne peut même pas diluer dans un groupe ; impossible de se défausser sur des accompagnants : il va falloir lui offrir, à elle/lui seul-e, l'entièreté des services généralement répartis sur plusieurs têtes. Cachez-moi donc ce solobataire que je ne saurais voir, ce solobataire – déplaisante pensée – que nous pourrions être, que je pourrais être…  

    Chère Madame, la prochaine fois que l'on vous priera de changer de place au restaurant ou qu'on vous proposera la petite table du fond, restez souriante, levez-vous et dites simplement: "C'est inutile, je m'en vais. Au restaurant d'à côté, on se met où l'on veut"…Ça ne vous évitera pas d'autres déconvenues, mais au moins vous mangerez le cœur léger !



dimanche 6 septembre 2015

Question de courage !

    Ce que les romains appelaient la "virtus", ce n'est pas (comme on pourrait spontanément l'imaginer), la vertu, au sens restreint et assez souvent moralisant où nous l'entendons. C'était cependant une qualité, la première de toutes même, celle que devait posséder tout homme digne de ce nom. Tout homme, oui, c'est-à-dire tout mâle : on pourrait dire que la virtus, c'était le signe de sa virilité (les deux mots ont la même origine). Pas de sous-entendus égrillards : la virtus, c'est la force, mais aussi  la capacité de supporter et de traverser toutes les épreuves de l'existence et cela, d'un cœur aussi égal que possible. Appelons ça très simplement : le courage. En ce sens, la virtus est bien... une vertu! Cette vertu a traversé les siècles sans rien perdre de son aura. On a chanté, honoré, magnifié le courage des soldats au feu, celui des résistants et des opposants, mais aussi le courage des mineurs, des sidérurgistes, et même celui des femmes capables de mettre au monde et d'élever, parfois seules, une lignée de marmots. Etre courageux devant les épreuves, prendre son courage à deux mains et avancer : tel est le fruit de l' "encouragement", ce trésor qui consiste à  fortifier un être humain, à le révéler à lui-même plus grand qu'il ne le pense. A lui permettre d'oser prendre des risques.

    Si elle s'est puissamment enracinée en Occident, la virtus semble aujourd'hui avoir pris la route de la mondialisation. Quel courage ne faut-il pas à ces hommes, ces femmes, ces enfants pour quitter leur pays, s'embarquer dans des conditions telles qu'ils risquent bien d'y laisser leur vie ! On dira : c'est qu'ils estimaient que chez eux, leur vie ne valait plus rien ; c'est possible, mais ils auraient alors tout aussi bien pu se coucher et attendre la mort, ou tenir un discours fataliste, du genre : "de toute façon, on ne peut rien faire, c'est triste-mais-que-voulez-vous-qu'on-y-fasse"... Risquer sa vie, parce qu'on croit qu'un avenir est possible, pour soi et surtout ses enfants, tenter le tout pour le tout, même si rien n'est sûr, cela s'appelle du courage. Et que rien ne les arrête, ni les dizaines de milliers de migrants noyés en Méditerranée, ni l'arrivée dans des camps de fortune, ni les murs qui se dressent un peu partout en Europe, cela témoigne de ce courage indestructible qui alimente leur désir de vivre.

    Fameuse leçon de vie, n'est-ce pas ? Car enfin, à peine finit-on de saluer, à juste titre, le courage – bien réel, lui aussi ! – de ces passagers du Thalys qui ont sans doute empêché un bain de sang, voici qu'on nous annonce un renforcement des contrôles de sécurité. Ce serait presque comique si ce n'était consternant. Une fois encore, confrontés à la violence, au "mal" qui toujours rôdent, voici la gouvernance en forme de réaction – ne dit-on pas pourtant que "gouverner, c'est prévoir" ? Comme si, en paralysant les gares à coup de contrôles (on imagine : deux Thalys par heure en période de pointe, sans compter les TGV !), on s'évitait à coup sûr tout risque de croiser un illuminé de la kalachnikov. Va-t-on poster des soldats devant tous les musées, toutes les rédactions de journaux, toutes les entrées d'école, en souvenir des attentats au musée Juif, de Charlie Hebdo et de Toulouse? 
   
  Quel homme, quelle femme politique aura assez de virtus, assez de force d'âme et de courage pour dire ce que nous savons bien, au fond de nous-mêmes : le risque zéro est un fantasme. La violence frappe de préférence où on ne l'attend pas et s'il ne s'agit évidemment pas de s'en accommoder, rêver de s'en préserver complètement peut mener à d'autres formes de déglingue sociale.   Le vrai risque, bien réel, lui, c'est en effet qu'à force de se barricader dans des mesures de sécurité illusoires, notre courage ne finisse par s'étioler et que nous nous retrouvions, devant les coups du sort, tout à fait  démunis, réduits à gesticuler pour éloigner le danger potentiel.


    Et si l'on prenait plutôt exemple sur les courageux passagers du Thalys ? Sur ces hommes et ces femmes qui préfèrent s'en remettre à des passeurs mafieux plutôt que de laisser mourir leurs gosses? Sur ces innombrables êtres humains qui se redressent après avoir été agressés, torturés, violés ? Sur ces journalistes qui combattent, plume à la main, jusqu'à ce qu'on les bâillonne ? Sur nous-mêmes, au final, capables de refuser le pire et d'oser l'affronter, de prendre en main notre devenir et celui du monde ? C'est juste une question de courage. 

lundi 3 août 2015

Ultime fragilité


    Il fut un temps – pas si lointain – où les enfants étaient vraiment conformes à l'étymologie de ce mot : in-fans, celui/celle qui ne parle pas. Non qu'ils fussent muets, simplement, ils n'avaient pas droit à la parole. Tais-toi quand les grands sont à table ! On se tait quand le professeur parle ! Je sais mieux que toi ce qu'il te faut ! Ne pose pas de question ! A priori, la parole d'un enfant avait peu de crédibilité, surtout lorsqu'elle exprimait une souffrance, un sentiment négatif. Tu t'ennuies ? Tu n'as qu'à lire... Tu as mal ? N'y pense plus et ça va passer... Tu n'aimes pas ton petit frère ? Tu es une vilaine fille... La fragilité de l'enfant était sans doute reconnue, mais l'on considérait que s'il était en bonne santé, mangeait, dormait et était vêtu correctement, il n'y avait plus qu'à attendre qu'il atteigne "l'âge de raison", puis l'âge adulte pour se voir enfin reconnu comme une personne à part entière.
    Cela, c'était avant Françoise Dolto qui, dans la lignée de Célestin Freinet, Maria Montessori et quelques autres "jardiniers d'enfants", prit le parti d'être toute oreilles, comme elle disait, d'écouter les petits comme Freud le faisait avec des adultes. Grâce à elle, les adultes ont découvert que l'enfant est porteur d'une parole, qu'il est capable d'exprimer ses affects, ses besoins, ses désirs. Cela a rendu beaucoup d'éducateurs mieux-veillants vis-à-vis des petits et désormais il n'est plus à prouver qu'un enfant que l'on prend au sérieux (je n'ai pas dit : que l'on prend pour un roi !) s'enracine mieux dans la vie. Bien accompagnée, sa fragilité n'est plus source d'angoisse pour lui, mais au contraire occasion de se découvrir capable d'inédit. Réjouissons-nous de ce progrès réel dans les relations humaines !
    Peut-être devons-nous aujourd'hui nous atteler à un nouveau chantier : celui de (re)penser la relation aux personnes âgées. La dernière étape de la vie est, elle aussi, grandement marquée par la fragilité : le corps se défait peu à peu, les forces diminuent, la vivacité d'esprit tend à ralentir, voire à se brouiller complètement. Ne dit-on pas de certains vieillards qu'ils "retombent en enfance" ?.. Cela se peut, en effet et en soi, cela ne devrait donc susciter que tendresse et bienveillance. Est-ce parce que leur aspect n'a plus la fraîcheur du printemps plein de promesses ? Ou parce qu'ils tendent à leur entourage le miroir de ce qu'il redoute pour lui-même ? Force est de constater que si, de manière générale (mais avec encore de trop nombreuses et hideuses exceptions), l'on veille davantage au confort et au bien-être matériel des personnes âgées, leur parole est souvent considérée comme celle d'un in-fans, c'est-à-dire qu'elle ne mérite pas d'être écoutée. On leur parle, oui, mais comme l'on parlait aux enfants avant que Madame Dolto ne les prenne au sérieux. Alors, on n'a pas encore fait son petit pipi? Comment, ça, vous n'aimez pas la crème vanille? Eh bien alors, vous n'aurez pas de dessert. Cessez donc de vous plaindre tout le temps de vos maux de tête ! Le docteur a bien dit que vous n'aviez rien... Vous ne devriez pas pleurnicher comme ça quand votre fille vient vous voir : vous pensez qu'elle n'a pas de souci plus sérieux ?
   Phrases réellement entendues. Et images réelles, aussi, que celles de ce vieux monsieur qui attend près d'une demi-heure après le dîner que l'on pousse son fauteuil roulant vers sa chambre ; celle de cette dame, ancienne professeure, calée elle aussi en fauteuil devant une télé qui débite des séries vieilles de 25 ans ; de celle qui voudrait apprendre à se servir d'une tablette pour pouvoir garder un lien avec ses proches et à qui l'on répond invariablement qu'elle est trop vieille pour ça. Heureuses, les têtes blanches qui peuvent compter sur la présence régulière, aimante, chaleureuse de leur famille, celles "qui ont de la visite", qui fêtent leur anniversaire avec leurs proches, à qui l'on tient la main jusqu'au dernier souffle. Il n'est pas sûr qu'elles soient la majorité, à l'heure où s'annonce la "révolution grise"...
    Lorsque l'on ne parlait pas avec enfants, on méprisait leur potentiel d'avenir. Lorsqu'on ne parle pas avec les vieux, c'est l'expérience du passé que l'on méprise. C'est aussi, à bien y réfléchir, une forme de suicide, s'il est vrai qu'il n'y a d'à-venir qu'enraciné dans ce qui s'est vécu.




mardi 9 juin 2015

Ils sont l'avenir !

    


   Question : qu'ont en commun  Nico, Fatiha, Coline, Sara, Mourad, Lily, Jimmy et Aïcha ? Réponse : ils ont tous 17 ans, tous sont nés en Belgique et vivent dans la même ville wallonne. Mais encore ? Eh bien, c'est à peu près tout. Ils n'habitent pas dans le même quartier, ne fréquentent pas la même école, n'ont pas les mêmes loisirs ni les mêmes goûts. Certains ont des parents divorcés, d'autres non ; Aïcha et Fatiha sont musulmanes, la première porte le hijab, pas la seconde ; Coline se dit athée et Sara fête chaque semaine le shabbat en famille ; Nico fréquente un mouvement de jeunesse, Mourad fait du sport et Jimmy traîne dans la rue avec ses potes. Ils et elles habitent dans la banlieue verte, les cités sociales, les appartements urbains. N'ont-ils donc vraiment rien à partager, sinon le port du jean, qui a fini  par remplacer le bon vieil uniforme scolaire ? N'ont-ils vraiment aucune ressemblance, sinon cette allure parfois incertaine, cette espèce de fragilité adolescente qui se protège d'une carapace d'autant plus rude ?
     
    Si, ils ont en commun cette chose incontestable : toutes et tous, et leurs semblables, font partie de cette catégorie sociale qu'on désigne comme : les jeunes. C'est-à-dire que c'est parmi elles et eux que se trouve peut-être le/la futur(e) premiè(e) ministre, celui ou celle qui mettra au point le vaccin contre la maladie d'Alzheimer ou qui sera prix Nobel de la paix. Parce que l'avenir, c'est eux qui l'habiteront – et souvent (ça aussi, ils l'ont en commun!), ça leur fait peur. Car c'est elles et eux, et leurs enfants, qui devront répondre aux questions qui commencent à peine à se poser, résoudre les problèmes qui ne font que se profiler. Les dérèglements climatiques, les migrations massives, mais aussi les questions éthiques que pose l'explosion de la technoscience, ces garçons et ces filles ne pourront plus les éluder, à coup de colloques et de débats parlementaires, de vœux pieux et de bonne volonté parfaitement impuissante. Nous nous inquiétons de ce que le moteur chauffe – elles et eux auront les mains dans le cambouis. Comme tous les jeunes de toutes les époques, alors qu'ils sont au milieu du gué entre enfance et âge adulte, ils et elles rêvent d'une vie heureuse, ils rêvent d'une société où ils pourront prendre place, sur laquelle ils pourront agir. Et comme tous les jeunes de toutes les époques, ils font l'objet de méfiance : Ils ne croient à rien ! Ils ne pensent qu'à eux ! Ils passent leur temps devant leur console ou scotchés à leur GSM plutôt que d'étudier ! Rien ne les intéresse ! Etc.  De tels propos sont parfaitement injustes. Ils témoignent simplement de la difficulté qu'ont les aînés à accepter qu'ils ne sont ni éternels, ni indispensables ; que lorsque le monde change – et en ce moment, il est en pleine mutation ! – les enfants qui n'ont rien connu d'autre sont forcément différents de la génération précédente. Certains savoirs et aptitudes se sont perdus, d'autres les ont remplacés, qui ne valent pas moins.

     Mais la question fondamentale se situe en amont : si la diversité est une richesse, pour porter et améliorer la vie en commun – ce que l'on appelle la citoyennetéil faut un sentiment d'appartenance. Il faut, au quotidien, se sentir non seulement individu (ça, c'est acquis, avec même quelque boursouflure !), mais aussi se sentir membre d'une communauté... mais laquelle ? La patrie ne fait plus recette, la région pas davantage, l'Europe aurait pu être rassembleuse si elle ne s'était enlisée dans le delta de la finance et du réglementarisme. Alors quoi ? Quelles valeurs partagent Sara, Jimmy et les autres, à l'heure où l'on ne cesse de multiplier les compartimentages entre autochtones et émigrés, entre croyants (avec ici des sous-sections à n'en plus finir !) et non-croyants, entre métiers manuels et intellectuels, entre actifs et assistés, entre jeunes et vieux ? Et ce ne sont pas quelques heures de cours, si généreux soient-ils, qui viendront à bout de ces murs invisibles que l'on est en train d'élever. Depuis Berlin, Hébron et quelques autres lieux, on sait combien il est plus facile d'élever des barrières que d'en supprimer la malfaisance...
   
  Il n'est pas trop tard pour donner à Nico, Aïcha et leurs congénères de quoi nourrir leurs rêves d'un monde relié, pacifié, vraiment humain. Mais il n'y a plus de temps à perdre.


samedi 31 janvier 2015

Quartier de l'humiliation

[J'ai écrit cette chronique, parue dans la LLB du 27/01, au lendemain
de l'intervention policière à Verviers. 
Deux présumés terroristes furent tués lors de cette intervention.]


     La rue de la Colline, à Verviers, je la connais. C'est là qu'habitait mon professeur de piano, il y a 50 ans. C'est par cette rue aussi que souvent je passais pour aller à l'école, un docte Institut situé dans un quartier résidentiel. Mes parents et moi habitions "en bas", près de la Vesdre, dans le quartier de Hodimont. Tous les jours, donc, je passais de la ville basse à la ville haute (tout un symbole !), en longeant un parc – le seul espace vert que je connaissais – qu'il était interdit de traverser, réservé qu'il était aux membres de je ne sais plus quelle société ou confrérie. Dans mon quartier, pas de jardins, mais des petits commerces, le grouillement d'un petit peuple laborieux dont j'appris trop vite à l'école qu'on le qualifiait de populace. On s'y sentait bien, entre nous, enfants d'une culture où l'on avait le verbe haut et cru, la taloche facile, mais le cœur sur la main.

     Parce qu'ils voulaient que leur fille connaisse un sort plus enviable que le leur, mes parents m'avaient obligée à faire des humanités dans la meilleure école de la ville. A cette époque, l'école était encore un "ascenseur social" et c'est dans cet Institut où mes parents ne mirent jamais les pieds (même le jour où je reçus mon diplôme !), parce que, disaient-ils, "ce n'était pas leur milieu", c’est là donc, que je fis une expérience qui a construit une grande part de mon identité. D'une part, je découvris que l'on pouvait considérer tous les êtres humains dans une égale dignité : grâce au tablier, qui effaçait les différences vestimentaires criantes, grâce surtout à l'accueil et au respect inconditionnel que manifestaient tous les adultes, religieuses et professeures, je pus sans difficulté intégrer de nouveaux codes sociaux, une culture, des savoirs qui sans cela me seraient demeurés inaccessibles. Ces adultes furent mes anges, mes boucliers, et il m'en fallait bien ! Parce que, côté copines, ce ne fut pas tous les jours la joie. Certaines demoiselles des beaux quartiers ne se privaient pas de me rappeler d'où je venais. J'entends encore la voix dégoûtée : "Mais tu vis dans un taudis !". N'exagérons rien, c'était juste un logement populaire. Mais suffisamment répulsif pour n'être pas invitée aux soirées et ne recevoir aucune visite. A 13 ans, je pense que j'avais intégré les bases de la ségrégation sociale ; en fin d'humanités, j'avais en moi la rage et une haine de cette classe sociale qui savait si bien humilier.

     J'ai fui Verviers pendant 40 ans – les brûlures de l'humiliation laissent des traces indélébiles. Et puis, par hasard, j'ai dû y retourner il y a peu. Je suis retournée dans mon cher quartier de Hodimont. Les ouvriers ont été remplacés par une population étrangère – autre homogénéité. Dans la maison où j'ai vécu il y a une boulangerie turque et un kebab a remplacé la friterie. Mais c'est la même chaleur, la même gouaille ; je ne me suis pas sentie vraiment étrangère. Ce qui n'a pas changé non plus, c'est le jugement et le mépris infligés par certains : "Ah bon ! Vous avez vécu dans ce quartier ? Vous avez vu la population qui s'y entasse ?" Comme si, il y a 50 ans, on nous regardait avec amitié et bienveillance... Et je crains fort qu'aujourd'hui, il soit infiniment plus difficile pour les enfants de "ces quartiers" de monter dans l'ascenseur social scolaire...

     La mixité sociale et la citoyenneté ne se décrètent pas. Elles ne s'apprennent pas dans des cours, si bien intentionnés soient-ils. Si, au quotidien, on bute contre les subtiles et redoutables barrières élevées entre les beaux quartiers et les autres, si on est conscient de n'être pas à la bonne place, d'être du bon côté de la ligne, d'avoir les bons codes, on risque bien de déraper. Ça n'excuse en rien la violence, toujours détestable, mais ça l'éclaire un peu. Puissions-nous prendre la relève de ces adultes qui m'ont guérie de la haine et qui, parce qu'ils ont cru en moi, m'ont fait le cadeau de pouvoir estimer tout être humain.