L'autre jour, chez le boulanger, la conversation tournait autour de
la douceur de la température. "La
planète se réchauffe, c'est évident !" disait quelqu'un ; et tout le
monde d'approuver : l'une avait entendu les moineaux piailler, chez l'autre, les
bourgeons étaient déjà bien visibles sur le lilas. Moi, je me souvenais du mois
de janvier il y a un an, dans la même boulangerie que l'on atteignait
péniblement à cause de la neige. "Un
hiver pareil, c'est pas normal, ça c'est sûr!", disait-on alors.
Ah ! Les évidences… Ces choses qu'on tient pour vraies sans
même qu'on doive les prouver… Nos ancêtres étaient sûrs que la terre était
plate et c'est bien l'expérience que l'on peut en avoir : on n'a pas l'impression de dégringoler le long d'un ballon
lorsqu'on va en Australie ou en Argentine ! Si nous continuons à dire que le
soleil se lève et se couche, c'est bien parce que son mouvement nous paraît
plus évident que la rotation de la terre.
Au 19e siècle, les très sérieux traités de
médecine tenaient pour évident le fait que les femmes étaient inaptes à l'étude, en raison de leur nature
et de la finesse de leur peau. Quant aux enfants, il était évident que seuls
les châtiments corporels pouvaient leur inculquer les bonnes manières… Même les
injustices sociales les plus criantes se trouvaient justifiées par l'évidence :
un ouvrier ne pouvait espérer s'émanciper ni une servante, rêver de devenir
bourgeoise. Quant aux étrangers, c'étaient des "sauvages" – à peine
consentait-on à admettre qu'ils puissent avoir une âme…
Du coup, qui mettait en cause ces évidences était tenu pour
fou, anarchiste ou (dans le meilleur des cas) doux rêveur. Claudel et sa
famille n'hésitèrent pas à interner Camille, géniale sculptrice, mais dont le
talent et la vie refusaient obstinément le cadre où la femme était censée se
tenir – normalement.