mercredi 3 février 2016

Urgence de rêve

     Il devait avoir 17 ans. Peut-être un peu plus : sa scolarité avait connu quelques détours. Un grand gaillard, mal dégrossi, tout en rondeurs, avec des yeux d'une claire douceur qui avaient gardé quelque chose d'enfantin. Toute en douceur aussi, sa voix où chantait l'accent liégeois ; il parlait posément, avec des mots simples, en regardant la caméra qui le filmait. Il avait été choisi, avec d'autres élèves de l'enseignement qualifiant, pour témoigner de ce que représentait pour lui l'école. "Moi, mes parents me disaient qu'ils avaient eu des profs qui les faisaient rêver. J'aimerais bien avoir aussi des profs qui me font rêver..."

     C'est peut-être le plus bel hommage que l'on puisse rendre à un enseignant : être un adulte qui donne à rêver. Un adulte qui ouvre des horizons insoupçonnés, qui réveille en chaque jeune les rêves qu'il porte en son cœur durant l'enfance et qu'une certaine éducation piétine au nom d'un soi-disant réalisme. Faire en sorte qu'on ne soit pas déjà mis, à 12 ou 13 ans, sur les rails forgés dans l'évidence ; faire en sorte, surtout, que l'apprentissage ne se transforme pas en un champ de mines qui peuvent vous exploser à la figure. Plutôt tailler avec soin le roc abrupt, pour en faire émerger l'indomptable mustang capable de sauter des obstacles de plus en plus hauts...

     C'est que le rêve, porté sur les ailes du désir, est un puissant stimulant ! Il a dû en nourrir, des chimères, le jeune Cristoforo Colombo, fils d'artisan que rien ne destinait à priori à découvrir un nouveau monde. Et le mythe d'Icare est-il autre chose que le récit inaugural de ce rêve que nourrit depuis toujours l'être humain : voler comme un oiseau ? S'il n'y avait eu des hommes et des femmes aux rêves insensés, qui provoquaient hilarité ou mépris, nous ne serions tout simplement pas là. Nous aurions probablement disparu, comme tant d'autres espèces.

     Rêver, c'est croire que la réalité est toujours plus grande, plus profonde, différente de ce que l'on croit savoir. En ce sens, le rêve d'immortalité que nourrissent certains de nos contemporains n'est pas totalement dénué de sens. Après tout, il y eut des temps où il était proprement impensable que les pauvres aient des droits, que les femmes soient éduquées, que l'on plante un drapeau sur la lune ! Il y a cinquante ans à peine, qui aurait imaginé que nous pourrions envoyer en quelques secondes un message à l'autre  bout du monde ?

     Et pourtant, le désenchantement hante nos civilisations. Quand on leur parle d'avenir, bien des jeunes haussent les épaules. C'est quoi, mon avenir ?, dit cette étudiante pourtant brillante. Devenir cadre  d'entreprise pour faire tourner la machine à consommer ? Pour faire en sorte que tout continue comme maintenant ?

     Comme si le rêve avait du plomb dans l'aile... Comme si l'horizon s'était rétréci et qu'il n'y avait plus rien à découvrir. Comme si on n'avait plus qu'à améliorer ce qui existe déjà et qui n'est accessible qu'à ceux qui en ont les moyens. De quoi rêvaient-ils, que cherchaient-ils, ces jeunes partis là où "il se passe quelque chose" ? Où une folie meurtrière se donne des airs de monde nouveau – créer un état en totale rupture, devenir le bras d'un dieu lui-même... Témoignage crucifiant de la maman d'un de ces jeunes, mort en Syrie : Ici, il avait l'air éteint. Regardez, là, sur les photos qu'il m'envoyait, comme il était radieux !...

     Serions-nous devenus incapables d'offrir à nos enfants autre chose que le rêve d'une gloire éphémère portée par The Voice ou celui de devenir scandaleusement riche en grattant un bout de carton ? Finira-t-on par comprendre que "le retour de la croissance", d'ailleurs hypothétique, n'est pas un objectif à hauteur de leurs rêves – et des nôtres ? Et que l'acquisition de compétences, si justifiée soit-elle, ne suffit pas, tant s'en faut, à donner à nos élèves le goût d'un savoir vraiment savoureux ? Qu'ils la lisent dans le texte de Shakespeare ou dans le slam de Grand Corps Malade, l'histoire de Roméo et Juliette les passionnera toujours davantage qu'une publicité décodée. Il n'y a d'ailleurs nulle incompatibilité ! C'est juste qu'à force de s'inscrire dans le sillage du pragmatisme ambiant, l'école finit par s'y embourber.


     Et parce qu'en chaque adulte habite un enfant frémissant, il y a vraiment, vraiment urgence de rêve...