mercredi 7 avril 2021

L'avenir dans une pelleteuse

 

   La photo a fait le tour du monde : l'Ever given, un porte-conteneurs géant, est à l'arrêt, coincé entre les deux rives du canal de Suez. La longueur (400 m) du mastodonte dépasse la largeur du canal, bloquant du coup la circulation maritime. Haut comme un immeuble de 20 étages, il transporte 22 000 conteneurs, empilés comme les blocs de construction qu'un enfant aurait patiemment posés les uns sur les autres. Vu du ciel, on dirait un grain de riz posé de travers dans un spaghetti et l'on se demande comment il a bien pu s'échouer – on évoquera une tempête de sable (elle devait être d'une puissance extraordinaire pour déplacer 224 000 tonnes ! ) ; on parlera aussi d'une erreur humaine. Mais voilà : un navire est coincé et c'est une voie directe entre l'Europe et l'Asie qui devient inaccessible. Les dieux de l'économie s'affolent en leur Olympe boursier.  Songez : le canal de Suez, c'est 10 % du trafic maritime international (50 navires quotidiens y transitent) et surtout, c'est 400 millions de dollars qui s'envolent… à chaque heure ! Panique à bord : la société engagée pour libérer le cargo estime qu'il faudra peut-être des semaines pour le désensabler.  Et l'on évoque déjà une pénurie de pétrole, des prix à la hausse, des ruptures de stock… Jamais l'expression "colosse aux pieds d'argile" n'a paru aussi appropriée, tant pour le cargo lui-même que pour le grand jeu de l'économie mondialisée, sur le plateau duquel le géant n'est en réalité qu'un petit pion bloqué sur sa case. Oui, vu du ciel, l'incident est aussi ridicule et fâcheux qu'une boule de flipper coincée entre deux champignons…

   Prise à hauteur humaine, la photo devient saisissante : on y voit l'étrave du colosse et à côté, sur la berge, une pelleteuse jaune. L'engin paraît ridiculement minuscule, comme un jouet de plastic avec lequel on essaierait de dégager un camion embourbé… Comme David et Goliath, aussi bien : la Bible indique que le philistin mesurait près de 3m et portait une cuirasse de 60 kg – de quoi mépriser le gamin, cadet de sa fratrie et incapable d'avancer lorsque le roi Saül entreprend de lui faire enfiler, à lui aussi, de lourdes protections. Mais voilà qui est intéressant : à Suez, les enjeux économiques sont, à l'instar du cargo, proprement gigantesques – en une semaine, c'est plus de 400 bateaux qui sont à l'arrêt – et il importe de rétablir au plus vite la circulation sur le canal. Les moyens utilisés pour renflouer l'Ever given sont, somme toute, assez ordinaires : des dragues pour aspirer 30 000 mètres cubes de sable, 13 remorqueurs pour débloquer le cargo et… quelques pelleteuses pour dégager la berge dans laquelle la proue était encastrée. L'équivalent, pourrait-on dire, des cinq pierres lisses que le jeune David va chercher dans le torrent avant d'affronter le géant Goliath. Il faudra une semaine pour que le colosse retrouve son axe et que 130 000 moutons, du pétrole, du thé, des épices et autres meubles à assembler puissent enfin accéder au canal. Les pertes financières sont, paraît-il, à la hauteur du porte-conteneurs et l'on ne compte plus les plaintes pour retard de livraison. Mais ici comme dans la Bible, c'est David, le plus petit, le plus jeune, le moins armé, qui finit par sauver la situation. Parce qu'il est plus léger, plus mobile ; qu'il n'est pas ralenti par le poids d'un harnachement censé le protéger.

   Misère de tous les colosses, tellement nombreux. Non seulement les colosses économiques devenus les divinités du temps , mais aussi ces organisations tentaculaires – administrations, Églises, montages institutionnels… – sans doute bien utiles, mais qui finissent par s'ensabler tant leur poids les rend inaptes aux changements de cap. Vus d'en haut, leurs enlisements font quelquefois sourire – ainsi lorsqu'il est annoncé fièrement que les femmes pourront désormais êtres acolytes ou lectrices dans l'Église catholique… au moment où une femme devient vice-présidente des États-Unis ! Ou lorsqu'un guitariste se fait sortir, manu militari, d'un lieu de culte – ce qui lui aurait été épargné s'il avait tenu en main un calice. Ou lorsqu'une rue se transforme, dans la durée, en une suite d'ornières parce qu'on ne sait plus très bien qui, de la commune ou de la région, devrait en assurer l'entretien. C'est alors que l'image de David et celle de la pelleteuse tellement petite à côté du colosse échoué pourraient bien faire pièce au fatalisme et au découragement, jamais très loin lorsqu'on a affaire avec les géants. Ceux-ci ont, osons nous en souvenir, des pieds d'argile que leurs solennités, leurs décrets, leurs discours tentent d'ignorer. Comme Goliath, ils sont sûrs de leur force et de leur légitimité. Mais ce que l'ancestrale sagesse aussi bien que l'actualité ne cessent de montrer, c'est que l'avenir, il est dans les petites pelleteuses, seules capables de venir à bout des obstacles;