lundi 30 mars 2020

C'est la crise ? Profitons-en !




    Crise de l'environnement, crise du coronavirus, gouvernement de crise : le mot évoque spontanément un état de tension exceptionnelle, potentiellement dangereux, qu'il s'agit de gérer au plus vite et au mieux. Une crise de foie n'a rien d'anodin et la crise de nerfs appelle un apaisement pour soi… et pour l'entourage. Dans son acception commune, cependant, la crise représente un moment passager, après quoi la situation revient à la normale – on peut l'espérer, du moins.

    Est-il donc bien approprié de parler de "crise de l'environnement" ? Certains voudraient le croire et cultivent un optimisme qui résiste à toute épreuve, y compris celle de la réalité des faits. Or, les espèces animales et végétales éteintes ne réapparaîtront pas par enchantement ; la banquise et les glaciers ne se reconstitueront pas en quelques années – si tant est qu'ils se reforment jamais.  Quant à la crise sanitaire, d'ampleur planétaire, provoquée par le coronavirus, il est à parier, à espérer même, qu'elle se prolongera symboliquement au-delà de la disparition du virus. Car c'est une "crise" au sens biblique du terme, c'est-à-dire un moment qui met au jour les enjeux très radicaux et nous oblige à un constat loyal. Telle est en effet la signification de krisis, malencontreusement traduit le plus souvent par "jugement". Si jugement il doit y avoir c'est au sens non pas judiciaire, mais de discernement entre le vrai et le faux, entre ce qui sert la vie et ce qui détruit.

    Que n'a-t-on pas vu et entendu, ces dernières semaines… Des politiques qui se chamaillent dans le bac à sable de leurs intérêts partisans, alors même que les scientifiques (comme dans le cas de l'environnement) tirent la sonnette d'alarme ; et une première ministre qui, elle, fait preuve d'un grand sens du bien commun, conjuguant fermeté et bienveillance.  Des citoyens qui dévalisent littéralement les rayons des magasins (y compris celui des chips et des cotons-tiges !), sourds aux messages qui répètent en boucle qu'il n'y a pas de pénurie ; et d'autres qui se proposent de faire les courses pour des personnes isolées. Des certificats médicaux qui pleuvent sur le bureau de certains employeurs et des hommes et des femmes qui continuent de se lever chaque matin pour que non seulement les hôpitaux mais encore la poste, les banques, les pompes à essence, les mutuelles, l'accueil des personnes handicapées continuent de tourner. De braves gens qui téléphonent à la police pour signaler qu'il y a trop de bruit chez leur voisin (rassemblement suspect !) et des jeunes qui se retrouvent en continu via des plateformes numériques.  Des personnes à qui le confinement confirme ce qu'elles savaient déjà, à savoir qu'elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes et des familles où l'on découvre le plaisir de jouer ensemble.

     Dans la langue mandarin, l'idéogramme qui désigne la crise est fait de deux autres, inséparables : l'un désigne le danger et l'autre, l'opportunité. Extraordinaire convergence de significations entre deux cultures, sémitique et orientale, que l'on oppose à tort. Oui, la crise est un moment délicat, dangereux, difficile à vivre parce qu'elle nous ramène au tout à fait essentiel, là où l'on ne peut plus tricher ni s'enfouir la tête dans le sable des beaux discours. Sans doute peut-on tenter de la contourner, d'en minimiser la gravité, de se dire que l'histoire humaine en a vu d'autres – on a les réflexes d'évitement qu'on peut. Mais on peut aussi – question de choix – saisir l'opportunité pour comprendre ce qui nous arrive, pour devenir conscients des fragilités individuelles et sociales créées par un système qui privilégie le tout-à-l'économique et invite se préoccuper du bien-être et de la liberté personnels. Si, une fois la crise sanitaire passée, l'on se précipite, comme d'aucuns le souhaitent et le prédisent, pour reprendre nos modes de vie là où on les a laissés, alors à coup sûr surviendront d'autres virus, d'autres crises, d'autres troubles auxquels nous ne nous serons pas préparés. La pénurie de masques ou de médicaments est en soi insupportable par ce qu'elle révèle d'impréparation. La pénurie de lucidité et de solidarité serait, elle, irréparable.