lundi 10 avril 2023

Pas de vie sans histoire

 

   Même si cela n’a pas défrayé la chronique, il a bien fallu que la presse relate la chose : l’épouse d’un homme comptant parmi les plus grosses fortunes belges a été tuée à coups de fusil devant son domicile par son beau-fils, issu de la première union de son mari. Il est question de frustration, d’argent, de mésentente à un degré exacerbé. On imagine sans peine le coup de tonnerre qui a dû retentir dans la petite commune, l’une des plus huppées du Royaume. Dans les journaux, l’on voit le couple en mission économique aux côtés du roi ou posant affectueusement dans sa belle villa. Qui pourrait imaginer qu’en quelques instants explose tout un monde élégant, racé, à qui en apparence tout réussit ? Un monde à qui l’on appliquerait assez spontanément le vieil adage qui veut que « les gens heureux n'ont pas d’histoire »...

   Méfions-nous de la soi-disant sagesse populaire. Avec ses assertions déversées à la grosse louche, elle ne peut évidemment manquer de souligner l’un ou l’autre fait de bon sens (qui veut voyager loin ménage sa monture…) ; mais elle rate plus souvent encore sa cible. Qui oserait jurer que bien mal acquis ne profite jamais et que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ? Quant aux gens heureux qui seraient sans histoire, c’est confondre la réalité avec l’apparence, car enfin que serait une vie dans laquelle il ne se passe absolument rien, pas le moindre événement qui vaille de s’y arrêter, pas le moindre caillou dans le soulier, pas le moindre désaccord ? Sans doute l’adage est-il aussi le reflet de ce travers tellement humain, qui veut que les malheurs et les accidents intéressent davantage (surtout s’ils sont proches) que les naissances et les réussites. Et oui, il est des vies qui semblent marquées d’emblée au sceau de la déveine et de l’enlisement tandis que d’autres semblent cueillir les bonheurs et les succès comme jonquilles au printemps. Rien à voir avec la fatalité et beaucoup, avec le côté de la ligne de partage où la vie vous jette à la naissance.

   Reste que tous les humains sans exception racontent, par leur vie, une histoire. Sans doute tous ne l’étalent pas dans les médias ou des biographies, certains vont même jusqu’à estimer que leur histoire ne vaut pas la peine qu’on en parle… Faut-il qu’ils aient été broyés par les jugements de valeur, ces redoutables étiquettes qui attribuent des qualifications comme l’on indique le prix sur une denrée au marché ? Cette très vieille dame qui finit ses jours en maison de retraite a été violoniste dans un orchestre symphonique ; sa voisine a été vendeuse de magasin : elle sont désormais réunies par une parfaite indifférence institutionnelle à leur passé ; ici, elles ne sont plus que des « résidentes ». Il suffit pourtant de les interroger pour se rendre compte que leurs vies ont été pleines de rebondissements, d’incertitudes, remplies de beaux jours et d’épuisante grisaille. De vraies histoires.

   Le romancier belge Armel Job maîtrise à merveille un art difficile : celui de donner vie à des personnages qui, a priori, n’ont strictement rien d’extraordinaire, des hommes et des femmes qui pourraient être nos voisins, nos amis, nos connaissances – nous peut-être. A partir d’un événement comme il s’en produit tous les jours, il fait venir à la lumière les recoins secrets, les frustrations, les grains de sable qui inévitablement se glissent dans la routine quotidienne la mieux huilée, la mieux entretenue. Il ne dénonce pas une hypocrisie, non, mais il dissèque calmement, sans juger, tout ce qui fait l’épaisseur d’une vie apparemment sans histoire. Au fil des pages de ses romans, c’est tout simplement ce qu’on appelle l’humanité qui se laisse découvrir sous le scalpel de sa plume. Par là, il redit ce que n’ont cessé d’expliquer la Bible et les philosophes, Blaise Pascal en tête. L’homme n’est ni ange ni bête, il n’est ni entièrement blanc, ni entièrement noir mais toujours paradoxal, contradictoire, habité de désirs contraires, tiraillé entre idéal et réalité, tenaillé par les pulsions. Et c’est précisément cette complexité qui fait de sa vie une histoire en grande partie imprévisible, jamais complètement déterminée. Une histoire à épisodes où tout peut basculer (ou pas). Les romans d’Armel Job sont passionnants parce que ce ne sont ni des sagas, ni des thrillers. Ils sont le miroir de la vie telle qu’elle va, alimentant au quotidien les rubriques « fait-divers » des infos, de la bagarre de fin de soirée au meurtre prémédité. Avec des gens honorables qui s’avèrent avoir une double vie moins lisse ; avec des paumés qui se trouvent faire preuve de grande droiture. Avec ces innombrables choix minuscules que l’on pose, l’un après l’autre, sans même s’en rendre compte et qui, en bout de course, finissent par mener à un geste odieux ou à une grande et bonne décision. Nous sommes, toutes et tous, les héroïnes et les héros d’une histoire jamais achevée.


dimanche 5 mars 2023

Les mots pour le dire

 

   Cela s’est installé en douceur, sans même que nous ne nous en rendions compte. À force, on s’habituait à acheter une crème « natural care » et à consommer « fast food ». On a reçu nos « covid safe tickets », rempli le « passenger locator form » et essayé de comprendre ce que recouvrait le mot d’ordre « Get up Wallonia ! » ou le plan « Good move ». On s’est même habitués à ce que la radio publique ne passe quasiment plus que des titres anglais, y compris des années 70. « La vie en rose », son antenne de chanson française, a disparu aux oubliettes et ce n’est que lorsque s’en vont Anne Sylvestre ou Christophe que l’on se souvient qu’ils ont existé et nous ont laissé des petites perles que l’on entend encore au fond de son cœur. Désormais, on est « chill », on crée des « events » pleins de « fun », on « customize » son jean et on se plaint de n’être pas dans « le bon mood ». Jusqu’au moment où une étudiante gémit : je n’ai même plus le time (prononcer taïme) pour m’amuser, tandis qu’un gars de son âge avoue ignorer ce que signifie le « pluralisme » (on n’a pas idée d’utiliser des mots aussi difficiles, non plus…).

   Une langue parlée vit et évolue, c’est sûr et c’est une bonne chose. Mais est-on bien sûrs que l’envahissement du français par le « globish » représente un enrichissement ? Le globish, c’est cet anglais basique, aux termes et à la grammaire limités, qui permet une communication minimale et accessible en principe au plus grand nombre. En principe, parce qu’il n’est pas certain que l’interview en anglais, à une heure de grande écoute radio, d’un écrivain connu des seuls présentateurs soit d’un accès aisé pour celui ou celle qui, à ce moment-là est en train d’éplucher les pommes de terre du dîner. Le globish ne deviendrait-il pas le cache-misère du rétrécissement de la langue dite maternelle, celle qui nous permet de penser ?

   Car tout soupçon de nationalisme écarté (d’ailleurs, en quoi aimer et peaufiner sa langue natale serait-il forcément un signe de repli ?), demeure un risque social réel : moins on a de mots, plus la nuance est difficile, plus la maîtrise de réalité est compliquée et plus la complexité nous échappe. Certes, ici se pose la question de l’œuf et de la poule : est-ce parce que le monde est de plus en plus complexe que l’on se limite par commodité à une batterie de mots simples… ou bien l’appauvrissement du vocabulaire rend-il le monde de plus en plus indéchiffrable ? Et que l’on n’évoque pas ici des lubies d’intello ! Les enfants de l’ascenseur social d’après-guerre vivaient dans des familles où l’on n’avait pas été à l’école et qui le regrettaient, parce qu’il semblait que leur vie leur échappait. C’est l’école qui a donné les mots et les codes sociaux sociaux à ces enfants, a ouvert de larges spectres à leur pensée, leur a appris que rien n’était jamais ceci blanc ou noir, bon ou mauvais. Ils ont fait aussi l’expérience jubilatoire de chanter ensemble au camp Ferrat, Béart ou Brel (ces insupportables ringards !), mais aussi Claude François et Johnny Halliday – en y trouvant du sens. Quel que soit leur milieu d’origine.

   Voilà bien l’enjeu désormais : éviter que ne se creuse sournoisement un nouveau clivage, entre celles et ceux qui se sentent « in », parce qu’ils ne se prennent pas la tête, comme ils disent, et font du globish leur patois familier, et celles et ceux qui auront reçu, dès le berceau, des mots pour se penser, penser leur monde et en percevoir la complexité. C’est pas fun ? Ben… ça dépend : si le fun, c’est le plaisir immédiat, le divertissement, la rigolade, en effet il n'y a pas de quoi s’éclater. Mais s’il s’agit de la satisfaction incomparable éprouvée lorsqu’on comprend enfin une énigme ou de la vraie joie que l’on peut éprouver lors d’une rencontre amicale, de débusquer les paradoxes et les iniquités, d’avoir simplement les mots pour dire la vie dans toute sa richesse, alors oui, tout ça, c’est « fun » ! Mais peut-être serait-ce mieux en français dans le texte…