mercredi 21 novembre 2012

Petite Poucette


            Elle est assise dans le hall de la gare. Affalée, plutôt, contre un distributeur de boissons – et concentrée à l'extrême. Je devine qu'elle est en train de composer un SMS. Petite Poucette: c'est le surnom affectueux que le vieux philosophe des sciences Michel Serres lui a donné, à elle et aux ados de sa génération, en hommage admiratif à la dextérité dont ils font preuve pour taper, avec leurs pouces des messages sur de minuscules claviers.
            Plus tard, je retrouve Petite Poucette dans le train. Elle a sorti de son sac à dos une tablette électronique. Du bout de ses index, cette fois, elle tapote sur le clavier virtuel, hésite. Son regard me balaie sans me voir, à la recherche d'un mot, d'une idée, puis la voilà qui replonge dans l'écriture.
            Soudain, comme échappée de la tablette de ma jeune voisine, une image vient s'y superposer : je me vois assise avec, sur les genoux, une ardoise. Même format, même poids, une face lignée, l'autre quadrillée. Le cliquetis des touches d'un GSM se confond avec celui des "touches", ces bâtonnets d'ardoise eux aussi, que nous utilisions pour écrire. Malheur à nous si la surface de l'ardoise était trop lisse ou mal essuyée… "A force d'écrire, tu vas voir : ta mémoire va se dessécher comme une vieille éponge !", disait ma grand-mère. En bonne petite Française, elle avait appris par cœur à l'école élémentaire la liste de tous les départements – continent et outremer – ainsi que les préfectures et sous-préfectures afférentes. Sa mémoire, nourrie à l'oral, était un réservoir où s'empilaient pêle-mêle, outre la géographie de l'Hexagone, les chansons de Théodore Botrel et de Tino Rossi, les questions du catéchisme et la recette des tripes à la mode de Caen. Entre autres… Et elle n'avait pas étudié plus loin que l'école primaire ! Sa crainte de voir ma mémoire s'atrophier était à la mesure des efforts qu'elle avait fournis pour forger la sienne.
            Aujourd'hui, l'on entend dire : "A force de ne plus tenir un crayon, bientôt les jeunes ne sauront plus écrire ni même se servir de leurs mains ! A perdre le contact physique avec le papier, c'est une part de leurs sensations qui va disparaître, elle aussi. Apprendre à tracer des lettres, des chiffres, c'est beaucoup plus qu'un geste fonctionnel…" On peut approuver. Mais cette crainte n'est-elle pas voisine de celle qui habitait mon aïeule ? La génération "livre/papier" ne nourrit-elle pas la même méfiance par rapport à un mode d'apprentissage tout à fait inédit pour elle ? Voir se transformer les supports de la pensée que l'on croyait éternels tant ils étaient devenus évidents, ce n'est jamais confortable. Le malaise est sans doute plus profond : si le papier et le crayon sont dépassés, serait-ce que nous le sommes aussi, nous qui les avons adoptés pour compagnons depuis notre âge le plus tendre ? Se pourrait-il que l'on puisse se passer de l'odeur du bloc fraîchement acquis, du poids familier du stylo dans la main, des subtiles nuances de l'encre bleutée ?
Un regard en arrière pourrait cependant nous rassurer quelque peu : le passage de l'oral à l'écrit n'a pas du tout supprimé la nécessité d'exercer la mémoire. L'usage du clavier ne signe donc pas l'arrêt de mort obligé de l'écriture manuelle. Si elle n'est pas aussi hétéroclite que celle de ma grand-mère, ma mémoire n'a cependant jamais démérité, elle est juste devenue plus sélective et accueille d'autres types d'informations. Quant aux mains de Petite Poucette, si elles n'ont pas connu le glissement de la touche sur l'ardoise, elles acquièrent de nouvelles habiletés – qui ne supprimeront jamais tout à fait celles qui les précèdent.
Un arrêt plus loin, Petite Poucette a quitté le wagon. La dernière image que j'ai d'elle : un lumineux sourire au garçon qui l'attendait sur le quai – peut-être l'avait-elle averti de son arrivée par SMS ? Elle a glissé sa main dans la sienne et ils sont partis, serrés l'un contre l'autre. Comment, sauf à renier toute bienveillance, toute confiance, pourrait-on se résoudre à penser qu'entre notre génération et celle qui nous suit il y aura nécessairement perte de qualité? Les cailloux de Petite Poucette tracent un nouveau chemin…

[Cette chronique est parue dans La Libre Belgique du 21/11/2012]