vendredi 15 novembre 2013

Pour Alice Munro

    Madame Alice Munro n'est probablement pas superstitieuse. Que nous vivions la treizième année du second millénaire ne la trouble pas. Peu de choses, d'ailleurs, viennent bousculer la vieille dame de 82 ans qui vit, retirée, dans ce qu'on appelle dans son pays une "cabane" et qui est en réalité une sorte de ferme modeste, au fond d'une impasse avec vue sur des voies ferrées. Le patelin s'appelle Clinton, dans l'Ontario, au Canada.  Elle est née dans une famille – modeste elle aussi – à une vingtaine de kilomètres de là et elle entend bien couler une retraite paisible dans ce pays qu'elle aime et connaît si bien. Que savent d'elle ses voisins ? Pas grand-chose, en réalité. Qu'elle a été mariée deux fois, que son second époux est décédé il y a quelques mois à peine. Certains ont entendu dire qu'elle et son premier mari ont tenu une librairie à Victoria dans les années '60. D'autres croient savoir qu'elle aime écrire. Mais elle-même n'hésite pas à déclarer : «Je n’ai aucun autre talent, je ne suis pas intellectuelle et me débrouille mal comme maîtresse de maison. Donc rien ne vient perturber ce que je fais». Madame Alice Munro est décidément une vieille dame tranquille, au joli sourire et encore bien coquette avec ses cheveux blancs ébouriffés comme ceux d'une adolescente.

    Elle est tellement tranquille qu'elle dort du sommeil du juste. C'est pourquoi elle n'a pas entendu le téléphone sonner plusieurs fois, ce 10 octobre. Pas davantage elle n'a entendu qu'on laissait un message sur son répondeur. C'est l'une de ses filles qui finalement l'a réveillée, pour lui annoncer une nouvelle incroyable. Quelque chose comme : "Maman, tu as reçu le prix Nobel !" – et c'était vrai. Madame Alice Munro a-t-elle pensé qu'il s'agissait d'une plaisanterie ? Le message sur le répondeur était pourtant clair : ces messieurs-dames du comité Nobel venaient de lui attribuer leur prix pour l'ensemble de son œuvre littéraire. "Ça semble tout simplement impossible et je n'ai pas de mots pour décrire mes sentiments, mais c'est super !", déclara-t-elle aux premiers journalistes venus l'interviewer. Et d'ajouter immédiatement : "Mon mari qui est mort il y a plusieurs mois aurait été très heureux". 

    C'est ainsi que les voisins de Madame Alice Munro découvrirent que leur voisine était l'une des plus grandes écrivaines canadiennes, qu'elle avait déjà été couronnée par un prix prestigieux en 1968, que dans le milieu littéraire ses pairs n'hésitaient pas à la comparer à Tchekov ! Madame Alice Munro n'écrit en effet que des nouvelles – mais avec quel talent ! A l'heure où de jeunes écrivains (et écrivaines) imbus de leur ego étalent à la face du monde leur hébétude et leur misère sexuelle, Madame Alice Munro pose, depuis plus d'un demi-siècle, un regard aiguisé et tendre sur les gens de chez elle, des femmes surtout ; leurs vie sans relief, cabossées, pleines de fêlures se voient transformées, par la magie de son talent, en mini-tragédies antiques, en fresques de haute humanité. Toute une vie, tout un roman en quinze pages : le sommet de l'art, que n'atteignent pas tant d'autres à qui cinq cents pages ne suffisent pas pour dire "je". 


    Et alors que ces derniers, dans l'espoir de décrocher l'un ou l'autre prix éphémère, se répandaient dans les médias, exhibant leurs états d'âme, Madame Alice Munro, qui se savait nobélisable mais n'y croyait pas, dormait sans savoir qu'elle devenait la… 13e femme à recevoir le prix Nobel de littérature. Bourrée de talent, pleine de modestie, Madame Alice Munro n'est probablement pas superstitieuse…