jeudi 2 janvier 2020

En 2020, conjuguons !




   En grammaire, la conjugaison est un véritable professeur de philosophie. Ce qui l'habite, en effet, c'est rien de moins que la délicate et complexe alchimie des rapports sociaux. En six pronoms, elle donne à voir, comme malgré elle, la manière dont hommes et femmes d'une époque donnée se situent les uns par rapports aux autres. A tout seigneur tout honneur : le "je" a-t-il jamais été autant honoré qu'en ces temps de postmodernité, où le souci de soi, de son bien-être et de son épanouissement a pris figure de valeur centrale ? Parce que je le vaux bien… Immortalisé·e en selfies tous azimuts, je parais donc je suis. Même plus besoin du "nous" majestatif qu'utilisaient les rois et empereurs qui avaient bien besoin du pluriel pour lester leur autorité.

   Du coup, t'es qui, toi, tu, l'autre ? Si tu contribues à mon épanouissement, que tu n'es ni toxique ni pervers narcissique, ni loser ni has been, bienvenue ! On pourra peut-être même envisager de faire un bout de chemin, plus ou moins long, ensemble. Par contre, si tu es tout à fait hors des cadres, complètement différent, c'est pas gagné : il va falloir travailler l'inclusion. Si elle ne se passe pas très bien, c'est peut-être que tu n'y as pas mis toute ta bonne volonté… Et je te rappelle qu'il y a des personnes qu'on ne tutoie pas, question de respect : à l'école, le prof a le droit de dire "tu es insupportable" à l'élève ; si l'élève dit la même chose au prof, il se voit coller une retenue. Mais "vous", c'est aussi le "tu" mis au pluriel. Question : quand on demande à une vendeuse : "Vous vendez de la moutarde ?", est-ce par respect ou parce que la vendeuse représente toute la chaîne qui a fabriqué et vend le condiment ?

   Il / ils (ou elle / elles, parce que décidément, ça reste dur d'avaler que le masculin englobe le féminin !), c'est plus que l'autre : c'est le tiers, qui n'est ni dans mon monde, ni dans le tien. Un peu menaçant, du coup : ami ou ennemi, hôte ou hostile ? Quand il / elle devient "tu", quelque chose se noue. Quand le "tu" devient il / elle, ça se gâte : c'est pas moi, Monsieur le Juge, c'est elle, c'est lui ! Bouc émissaire facile, il/elle (mettez derrière le pronom à peu près qui vous voulez) est la cause de mes souci, de nos malheurs, du réchauffement planétaire et des burn-out en cascade.  Moi, je suis une victime.

   Et nous, alors ? Traditionnellement, c'est le pronom qui dit le groupe, la solidarité, le lien collectif par-delà moi et toi, l'individu qui se désigne non seulement par ce qu'il est mais tout autant par ce qui le relie à d'autres. Pronom des petits qui trouvent leur force dans l'union, celle des Gilets jaunes, des défenseurs de la liberté écrasée, des défenseurs de droits humains. Société de masse oblige : le "on", plus anonyme, remplace trop souvent le "nous", même s'il reste porteur de sa charge mobilisatrice.  Mais à bien y regarder, il y a aujourd'hui des "nous" qui ressemblent furieusement à des "je" gonflés. Le "nous" des intégristes de tous poils n'est en réalité qu'un "je" qui cherche à s'affirmer face aux autres ; celui des nationalistes n'est que l'expression d'une incapacité, précisément, à tisser des liens avec l'autre différent. Inclusif par nature, le "nous" se corrompt en ramenant le fantasme de l'ennemi, de l'agresseur, arc-bouté sur le mensonge d'un intérêt collectif qui se sert en réalité lui-même. Lorsque le "nous" renvoie à un ensemble supposé homogène, il y a de quoi être alerté : il y a fort à parier que le fantasme de l'homogénéité va s'étendre à tous les ils /elles. Dire : les jeunes, les étrangers, les femmes, les cathos, les flamands, les homos et les à peu près tout, ça n'a pas de sens : il n'y a que des êtres humains, tous différents qui se trouvent dire "nous" à certaines occasions. Le problème est de savoir s'il s'agit d'un "nous" de brassage et d'inclusion, ou d'un ego collectif, à la taille d'un état parfois. Retour, alors à la case départ, celle du "je" tout-puissant…

   En ces temps de vœux, je te souhaite, ami·e lecteur, lectrice, je vous souhaite à toutes et tous de rencontrer des "ils /elles" qui deviendront des "tu" offrant de belles surprises. Allons au large, regardons au-dessus de notre nombril : nous, quelles que soient nos histoires, nos convictions, nos richesses et nos gamelles, nous sommes, si nous le désirons vraiment, l'avenir d'un monde réconcilié.