dimanche 4 décembre 2016

Après le vrai… quoi ?



     Nous vivions déjà, paraît-il, dans la postmodernité (curieuse appellation, si l'on y songe : comme si les contemporains de la Renaissance s'étaient déclarés "post moyenâgeux" !). Mais voici que le très vénérable dictionnaire britannique d'Oxford a récemment qualifié comme mot de l'année "post truth", c'est-à-dire post-vérité. L'expression a mis du temps à être reconnue, puisque c'est en 2004 que l'auteur américain Ralph Keyes l'utilisa pour désigner une époque, la nôtre, où le mensonge et les émotions prévalent sur la réalité des faits. L'élection de Donal Trump a sans doute facilité l'introduction du concept dans le dictionnaire, tant sa campagne électorale fut rythmée par le matraquage d'infos douteuse, voire carrément fausses et l'utilisation continue d'un vocabulaire plus propre à titiller les instincts que la raison.

     Et voici que, d'un coup, l'on semble découvrir, dans les médias et les conversations, que ce qui inspire les comportements des humains, ce n'est pas toujours, tant s'en faut, les valeurs, le vrai ou la recherche du bien commun. Est-ce parce que les instituts de sondage, ces augures sacrés de notre temps, n'en finissent plus de ne rien voir venir et que, du coup, le futur est décidément tout à fait imprévisible ? Après tout, Adolf Hitler, petit populiste sans grande envergure, a bien été élu démocratiquement. Il suffit de revoir, dans les reportages d'époque, les regards et les sourires extasiés, la marée de bras levés qui accompagnent ses vociférations pour se convaincre que le "ça", ce réservoir de pulsions identifiées par Freud, n'est pas une construction de son imagination. Dans les religions, on a personnifié le côté destructeur de ces pulsions dans la figure du démon…

     Il a fallu douze ans à la post-vérité pour entrer au dictionnaire d'Oxford. Mais combien de temps faudra-t-il encore pour reconnaître que, s'il n'est pas une bête, l'être humain n'est pas non plus un ange ? Et que si, comme disait Churchill, la démocratie est le moins mauvais des systèmes, elle porte cependant en elle les germes de dérives aussi improbables que graves ? Au 1e siècle avant Jésus Christ, déjà, Cicéron, homme d'Etat et orateur né estimait que rien n'est plus important dans l'éloquence que de se rendre l'auditoire favorable et de l'émouvoir au point qu'il se laisse conduire davantage par la force de ses sentiments et par ses passions que par le jugement et la réflexion. Deux siècles plus tard, le satiriste Juvénal fustigeait la politique du panem et circenses  - du pain et des jeux – utilisée par les empereurs pour s'attirer les faveurs du peuple. Et dans Les Frères Karamazov, de Dostoïevsky, le grand Inquisiteur ne se prive pas de railler qu'entre la liberté et le confort, le choix des humains est vite fait… Non, décidément, Trump n'a rien inventé.

     Il ne fait au fond, lui et les marchands de bonheur de tout poil, que d'utiliser à son profit le mal être qui gangrène nos sociétés – sans jamais interroger les causes profondes de ce désarroi. Parler des "laissés pour compte de la croissance" est à la fois profondément vrai… et terriblement affligeant. Car c'est bien ce sacro-saint dogme d'une croissance indéfinie, fondée sur une consommation elle aussi exponentielle, qui cadenasse toute réflexion critique. Y compris, par exemple, ce qui concerne la question de l'immigration. Veut-on un fait ? La Belgique reçoit 3% du nombre de demandes d'asile enregistrées en Europe, ce qui fait environ 2,1 réfugiés pour 1000 habitants. Difficile, objectivement, de parler d'invasion à partir d'un tel chiffre !  Mais que vaut-il lorsqu'il est balayé par le sentiment d'insécurité ? Que vaut le vrai, quand l'avenir est incertain et la vie quotidienne, précaire ? Il est évidemment plus commode de trouver des boucs émissaires collectifs que d'interroger les fondements politiques et économiques d'un système qui génère la pauvreté. Plus facile de parler de murs et d'expulsions que de s'indigner de ce qu'un président milliardaire se vante d'éluder l'impôt…  


     Ce sont les jeunes d'aujourd'hui qui, demain, vont devoir porter ce monde où l'émocratie tend à s'imposer. Or, l'Histoire nous l'apprend : les émotions n'ont qu'un temps, l'aveuglement et la folie aussi. Il va leur falloir de l'imagination et du courage. Celui de tracer une seule frontière : celle qui sépare, radicalement, le faux du vrai, le mensonge de ce qu'après tout on doit oser continuer d'appeler le vrai.