dimanche 26 novembre 2017

Dessine-moi un humain




     A genoux sur le sol, le petit garçon empile patiemment, les uns sur les autres, des cubes de bois de toutes les couleurs. Au fur et à mesure, son geste ralentit, il hésite, cherchant à positionner encore une pièce au sommet d'une tour un peu de guingois, prête à s'effondrer au moindre faux mouvement. Concentré, les sourcils froncés, il regarde le montage et dit, avec conviction : "Je veux que ça tient !" Mauvaise concordance des temps ? Plutôt l'anticipation, une volonté déjà accomplie. Et de fait, "ça tient" encore. Il répète encore deux fois le sésame magique et réussit à poser deux étages… avant que tous les cubes ne s'écroulent autour de lui. Après quelques secondes de surprise, il serre les poings et crie avec rage : "Mais je veux que ça tient !"

     Que les choses tiennent, que le sol ne se dérobe pas, que la main puisse agripper quelque chose lorsque la chute menace : c'est un besoin présent chez tous les êtres humains. C'est ce besoin de sécurité tout à fait essentiel, matérielle mais aussi psychique, qui préside à l'élaboration de cadres, de lois, d'institutions garants d'un ordre qui protège du chaos. Si des limites ne sont pas posées, si les fondations sont incertaines, si les axes sont flous, il est bien difficile de se construire, individuellement et collectivement. Où commence et où finit mon territoire ? Qu'est-ce qui est bon et qu'est-ce qui détruit ? Sur qui puis-je compter ? A ces questions – et à bien d'autres –, ce qu'on appelle les "grands récits" (religions, idéologies, mythes…) ont apporté des réponses structurantes. Au point, hélas, de bétonner parfois ces réponses en corpus doctrinaires, dogmatiques, sans doute sécurisants mais favorisant aussi le repli identitaire. Nous et les autres. Chacun chez soi, derrière ses frontières, cultivant la méfiance et des certitudes en roc.

       Mais le balancier finit toujours par pencher de l'autre côté et l'on parle désormais de "fluidité" pour caractériser notre époque. Les appartenances se font multiples, provisoires ; le temps et l'espace sont fragmentés. Aux tribus succèdent les familles recomposées, des histrions médiatiques sont élus pour diriger des nations. L'engagement à vie se fait mobilité et réseaux, l'organisation hiérarchique explose en une forme de revendication démocratique généralisée. Les croyances se défont et s'amalgament par-delà les credos. Il n'est jusqu'à l'appartenance sexuée qui désormais est interrogée : de la reconnaissance des couples homosexuels à celle des personnes transgenres ou de "sexe indéfini", l'identité elle-même se fait floue, plastique, impossible à définir durablement. Société fluide, en effet, aussi fuyante et insaisissable que l'eau qui coule entre les doigts.
    
      Comment penser et agir, lorsque tout se vaut, lorsque tout est possible et que les limites n'existent plus ? La menace ici est le retour du chaos. Du chaos intérieur, agité de compulsions, de fantasmes, de désir tout-puissant – tels qu'on les rencontre chez le jeune enfant. Et tout comme l'enfant, l'individu adulte ne peut supporter l'inconfort de ce maelström intérieur permanent ; il ne peut errer en permanence ni laisser aller sa vie au gré des instants comme un petit bouchon sur une mer agitée. S'il ne trouve rien qui offre structure, si "ça ne tient pas", alors tous les moyens sont bons pour pallier l'angoisse : fuite (dans le divertissement, les drogues, le travail…), agression (sur autrui ou soi-même), inhibition (dépression, burn-out…) – le tiercé jamais démenti que le biologiste Henri Laborit a mis en évidence comme réponse aux situations de stress vécues par les rats… et les êtres humains.

     
     Quel formidable et passionnant chantier s'offre à celles et ceux qui se refusent à se laisser engloutir dans la société fluide ! Qu'offrir aux enfants, aux jeunes, qui porteront demain un monde dont on sait déjà les menaces ? Certainement pas des réponses usées ni des certitudes en béton, pas davantage des mantras inconsistants et hasardeux. Pour que "ça tienne", la jeunesse a besoin d'adultes bienveillants qui les accompagnent pour construire leurs fondations, qui les aident à tracer des chemins inédits. Des adultes à la fois solides et souples. Des adultes, surtout, qui ont la foi. Une foi chevillée au corps, tout autant que l'espérance. Qui témoignent qu'il n'y a de possible foi en un dieu qui ne commence par une foi indéracinable en l'être humain. 

dimanche 5 novembre 2017

L'esprit, l'avocat et l'assassin




    Il fallait bien que quelqu'un ose.
   Il fallait bien que quelqu'un ait le courage d'affronter à la fois la noirceur la plus abyssale et aussi les réactions de répulsion et de haine que cette noirceur inspire.
   
   Bruno Dayez, éminent juriste et humaniste tout autant, a eu cette audace et ce courage. Il a annoncé qu'il reprenait la défense de Marc Dutroux en vue sa libération dans les cinq ans. Impensable, indécent, insultant pour la mémoire des victimes : les qualifications les plus rudes n'ont pas manqué de fuser (avec, en prime, quelques menaces) pour lapider celui qui a franchi la ligne rouge tacite - celle qui sépare, sans aménagement possible, les honnêtes gens des criminels en envoyant ceux-ci derrière les barreaux comme autrefois on les jetait dans des culs de basse fosse, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

   On ne vit plus au Moyen Age et en Belgique comme en beaucoup d'autres démocraties, la peine de mort n'existe heureusement plus. Pour autant, la condamnation à perpétuité avec, éventuellement, mise à disposition du gouvernement veut signifier la reconnaissance, par la justice, du mal infligé aux victimes et à la société toute entière. Cela, c'est la lettre et l'esprit de la loi : dura lex, sed lex. Si la Justice est représentée les yeux bandés, c'est bien pour symboliser sa volonté de ne pas se laisser influencer par qui ou quoi que ce soit, sinon la recherche d'équité. Cela signifie-t-il pour autant que, le crime étant jugé et le criminel soustrait à la vie publique, on peut passer à autre chose ? Ce n'est pas l'avis de celles et ceux, représentant-es du peuple, qui un jour votèrent en faveur d'une possibilité de libération conditionnelle, encadrée par des conditions drastiques, au terme d'une procédure longue et difficile - et après des années d'emprisonnement de plus de 20 ans. Ce qui a inspiré cette disposition? On pourrait appeler cela le refus de désespérer d'un être humain, quoi qu'il ait fait, si abjects soient les actes qu'il a commis. Voter ce genre de disposition, la faire entrer dans un cadre légal, c'est affirmer sans ambiguïté que la loi, si pertinente et justifiée soit-elle pour sanctionner des délits, ne peut jamais préjuger de ce que deviendra un être humain. En cela, la grande justice fait preuve d'humilité, car elle ne s'arroge pas le droit – réservé à Dieu ! – de rayer définitivement du livre des vivants un homme ou une femme même détestable.

   Marc Dutroux sortira-t-il un jour de prison ? La question, on peut le comprendre, ouvre un gouffre béant sous les pieds des familles des victimes. Et indéfectiblement, l'on ne peut que les accompagner dans leur souffrance infinie. Mais si "la loi, c'est la loi" et que la loi s'applique à tout citoyen (ce que l'on peut espérer en démocratie), alors la question peut être posée à propos de celui qu'on a appelé l'ennemi n°1. Bruno Dayez n'est pas don Quichotte : il a immédiatement précisé qu'il demanderait une nouvelle expertise psychiatrique. Entendons : si la dangerosité de l'individu devait être avérée, elle barrerait sans doute la suite de la procédure en vue d'une éventuelle libération. Mais en secouant l'opinion publique avec le cas Dutroux, c'est tout notre rapport à l'emprisonnement que le juriste éveille – et pas seulement pour l'assassin des fillettes. Comment nous accommodons-nous de ce que tant de détenus croupissent dans des conditions indignes d'un pays civilisé ? Et plus profondément, quelle est notre vision de l'être humain ? Y a-t-il des humains définitivement perdus, définitivement inamendables ? Le mal subi, si effroyable et destructeur soit-il, donne-t-il le "droit" de priver définitivement d'avenir une personne alors que les règles de droit peuvent l'envisager ? Etc.


   Il fallait bien que quelqu'un ose poser ces questions. Des questions que l'on préfère évacuer ou bien réserver à des séminaires de philosophie ou d'éthique du droit. Des questions qui divisent, dérangent, exacerbent les passions – bref, de bonnes questions parce qu'elles nous offrent l'occasion de nous interroger sur ce qu'il en est de notre propre rapport à l'humain. 

[Cette chronique est parue dans le journal "Dimanche" n° 39 du 05 novembre 2017]

jeudi 26 octobre 2017

L'inconscient refoulé




     Même si elle est grande ouverte, enfonçons la porte : oui, nous vivons dans une société de l'immédiateté, du tout-au-présent, où la mémoire tient la place de la vieille tante éloignée – elle a bien sûr le droit de s'inviter de temps à autre, mais ne mérite guère plus qu'un intérêt poli. Cite-t-on la nuit de cristal, les grèves de 60 ou la violence du franquisme, ces mots évoquent aux oreilles de la plupart des jeunes, au mieux des réminiscences scolaires, plus probablement des faits liés à un passé qu'ils ne peuvent même plus imaginer. "C'est incroyable. Rendez-vous compte que mon jeune vicaire ne sait pas vraiment ce qui s'est passé lors du concile Vatican II !", soupirait ce prêtre qui a à peine le double de son âge. Les oubliettes, en vérité. Au sens matériel du terme.

     Ce floutage du passé collectif se double désormais – et l'on ne s'en étonnera guère – d'une occultation d'une partie de ce qui constitue l'humain : l'inconscient, ses ruses, son pouvoir. Dira-t-on que Freud a rejoint aux oubliettes Eratosthène (savant qui, au 3e siècle avant Jésus Christ calcula la circonférence de la terre avec une précision remarquable) ? Il est devenu presque aussi politiquement incorrect de parler de psychanalyse que de se réclamer du marxisme. C'est là, ô ironie, opérer un refoulement qui eut intéressé les disciples du maître viennois... Car enfin, à moins de réécrire l'histoire, il est difficile de nier que cette part obscure existe bel et bien en chaque être humain. Mais il est vrai que, la simple mémoire historique n'étant plus en grand forme dans le public, il est devenu plus aisé de la mutiler ; certains ne s'en privent pas. Mais il en va ici comme en d'autres lieux : ne plus parler d'une chose ne la fait pas disparaître. Ne plus interroger l'inconscient (individuel ou collectif) ne l'empêche pas de produire ses effets et il faut une certaine naïveté pour s'imaginer que l'être humain, dont la vie se déroule nécessairement dans la durée, est parfaitement transparent, absolument compréhensible et tout à fait guidé par sa raison ! S'il ne l'est pas, c'est qu'il souffre d'un dysfonctionnement, voire d'une maladie dûment identifiée. Listez les symptômes et vous aurez la réponse. Le traitement suivra.

     C'est ainsi l'on peut désormais rencontrer dans des hôpitaux psychiatriques des travailleurs atteints de burn-out, des femmes dépressives, des suicidaires avérés, des pervers narcissiques forcément manipulateurs et tellement de personnes bipolaires que l'on finirait par se demander s'il n'y a pas quelque chose de vicié dans l'air que nous respirons ! Quant à chercher à savoir où s'origine la souffrance de chacune de ces personnes, ce qui un jour, dans son histoire, s'est cassé, cela paraît presque incongru. La camisole chimique se charge de calmer – d'assommer serait plus exact – les maux et les angoisses. "J'ai essayé de me tuer le jour où mon gamin a eu 6 ans. C'était l'âge que j'avais lorsque ma mère s'est suicidée", raconte cet homme avec une lucidité douloureuse, ajoutant : "Ça n'a même pas eu l'air d'intéresser le médecin qui m'a dit qu'après le traitement, j'irais mieux." Il s'est suicidé trois mois après sa sortie de l'hôpital. Peut-on raisonnablement penser que l'on éteindra un incendie qui a pris dans la cave en arrosant le toit ?
      
     Il s'agit là, bien sûr, d'un cas limite, hélas pas unique. Mais sans aller jusqu'à ces comportements qui témoignent d'une blessure profonde, souvent inaccessible, et qui appelle une écoute alertée, bienveillante et longue, l'espèce d'inconscience qui est aujourd'hui de mise finirait par faire croire que l'être humain est (re)devenu maître de sa vie et de son destin et que s'il se sent mal, c'est qu'il n'a pas bien compris les règles du jeu où il est censé tenir sa place. Déplorer l'abyssale inconsistance de programmes télé, être incapable de rire des pitreries de bouffons médiatiques ou dénoncer la tyrannie de la consommation ne mène pas très loin. Peut-être faudra-t-il avoir un jour le courage de faire un "constat loyal", comme disait Freud, et essayer d'identifier les racines profondes et lointaines de ce qui nous paraît quelquefois délirant. Car sans connaissance de l'histoire, impossible de bâtir solidement le futur ; mais sans reconnaissance de l'inconscient, les délires ont bien, eux, de l'avenir.

mardi 28 mars 2017

Dis-moi quel est ton souffle...



Il y a peu, lors d'une interview, l'eurodéputé Philippe Lamberts répondait de manière tout à fait décomplexée aux questions qu'un journaliste lui posait à propos de ses convictions. Chrétien en recherche, explique-t-il, il s'efforce de mette en concordance sa foi et sa vie. Mais qu'on ne se méprenne pas : la foi est pour lui une démarche spirituelle et non un argument de vente ou un étendard identitaire. Voilà les choses clairement posées et une cohérence que l'on ne peut que saluer. Ne reproche-t-on pas tellement souvent à des hommes ou des femmes politiques de ne pas faire ce qu'ils promeuvent et de creuser la distance entre le dire et le faire ? C'est pour s'être lui-même adoubé en champion de l'intégrité que le candidat Fillon se voit aujourd'hui vilipendé…

Mais voilà. Il semblerait que désormais, dans notre petit pays perpétuellement en quête de consensus et d'improbables équilibres, le seul fait de parler publiquement d'une conviction religieuse s'apparente au dévoilement de la honte, à un coming-out provocateur. Tels des poulets affolés par la présence, en leur enclos, d'un canard au plumage différent, des internautes (dont il n'est même pas sûr qu'ils aient lu l'interview dans son intégralité) se déchaînent au nom du principe de la laïcité de l'Etat : J'en tombe de ma chaise ! Réflexion rétrograde et scandaleuse ! Décevant ! Les masques tombent! Moi, je vote pour des raisons, pas pour des croyances… D'autres, heureusement, croyants ou non, gardent leur sang-froid et apportent les nuances bienvenues.

Qu'est-ce donc en effet, sinon un amalgame grossier, que de confondre la recherche spirituelle d'une personne singulière avec une volonté de donner à la religion un rôle actif en politique ? Et depuis quand l'expression de la parole publique, dans un Etat réputé laïc, serait-elle limitée à ce qu'un consensus mou est capable de supporter ? Lorsqu'une radio publique, c'est-à-dire financée par les deniers citoyens, entrelarde ad nauseam les infos du matin de multiples couches de pub, osera-t-on dire qu'elle est parfaitement neutre ? Vanter les mérites d'un "private banker" ou d'une voiture hors de prix, cela relève d'une vision du monde et de la vie qui est tout sauf aseptisée ; qu'on adhère ou non à ce credo économique, l'on est hélas forcés de le supporter tous les jours dès le réveil et il ne semble pas que cela dérange les gardiens d'une "neutralité" aussi floue que le sexe des anges.

Il faudra donc en finir une bonne fois pour toutes avec cette conception de la spiritualité qui la confine à la sphère strictement religieuse - laquelle en effet concerne d'abord la personne privée même si, redisons-le, s'exprimer en tant que personne ne revient pas à incarner une idéologie et encore moins un système ! Mais il est vrai que, pour certaines et certains qui ne partagent pas leur foi, les chrétien-nes sont forcément soumis au Vatican, sont incapables d'avoir une pensée libre et rêvent de remplacer la Constitution par les Dix commandements… Les préjugés sont risibles, mais ils ont la vie dure. L'occasion est belle, alors, de rappeler qu'en latin, le mot "spiritualité" désigne le souffle.  De la même façon que les poumons permettent la respiration vitale, la spiritualité, c'est ce qui donne du souffle à la vie humaine, ce qui lui permet de faire du sens, de nourrir un idéal et une espérance. De vouloir une vie bonne, juste et digne, pour tous les humains. D'être plus grands, en quelque sorte, que ce que nous pensons et que ce que les vendeurs d'illusions s'échinent à nous faire croire. La spiritualité, c'est refuser d'être réduits à l'immédiat et à la matérialité.


En ce sens, il existe beaucoup de chemins spirituels. Y compris un chemin qui ne se revendique d'aucune croyance. Au point que l'écrivain Jean-Claude Bologne put évoquer son expérience de mysticisme athée (ce qui lui valut, à lui aussi, un sévère étrillage de la part d'un laïcisme décidément myope).  La question pourtant est bien celle-ci : est-il possible de porter quelque grand projet que ce soit, y compris politique, sans gonfler ses voiles intérieures à un souffle assez puissant pour penser loin et large ? Adenauer, Mansholt, Monnet Schuman… ces "pères de l'Europe" n'étaient-ils pas habités de ce grand souffle ? A contrario, la frilosité et le désenchantement, cette sorte d'apnée mentale, ne sont-ils pas responsables du marigot dans lequel l'Europe semble aujourd'hui enlisée ? La spiritualité n'est pas une option nécessairement religieuse, c'est un choix d'humanité et ses sources sont nombreuses et diversifiées. Pouvoir nommer sa source propre, pouvoir expliquer d'où vient le souffle qui nous habite, ce n'est pas être prosélyte, encore moins chercher à l'imposer (il fut d'heureux souffles révolutionnaires qui finirent en atroces tyrannies).  C'est tout simplement partager avec d'autres vivants la joie de pouvoir respirer, la joie d'être "inspirés". Le souffle, lui, ne connaît nulle frontière.

mercredi 15 février 2017

Voyons, comment dire ?...

   


   Les mots sont comme les espèces animales ou végétales : ils sont soumis à l'évolution.  Certains apparaissent, assurant la vitalité du vocabulaire, tandis que d'autres tombent dans l'oubli. Parmi les espèces en voie de disparition rapide, le mot "vergogne" figure sans doute en haut de liste ! C'est bien dommage. Car si, pour exprimer avec finesse et précision ce que nous ressentons, il nous faut des mots variés et précis, je ne sais par quel synonyme nous pourrons remplacer cette vergogne que seuls, sans doute, les amoureux de la langue protègent aussi précieusement que d'autres veillent sur les éléphants et les coraux.
     
   Mais pourquoi donc faudrait-il conserver un mot aussi rare ? Qu'est-ce qui pourrait justifier encore l'emploi d'un mot franchement désuet ? Eh bien, parce que il serait fort utile pour caractériser des situations qui ne relèvent que d'une absence de… vergogne. Comment qualifier, par exemple, l'attitude d'un président récemment élu qui traite de "minables" tous ceux qui ne lui ont pas accordé leur suffrage ? Dira-t-on qu'il a du culot, de l'arrogance, de la vulgarité ? Tout cela, sans doute, mais en prime et surtout, un manque de vergogne, cette forme de pudeur, de retenue qui régule les rapports sociaux et empêche de dépasser la mesure dans l'étalement de soi. Dans une récente interview, le père de notre premier Ministre estime qu'avec un salaire de 4800 € (nets !), il ne saurait guère y avoir, parmi les parlementaires, que… des fonctionnaires et des enseignants. Brillante et confondante illustration d'un manque élémentaire de vergogne !

   Les langues du Sud (italien, espagnol, provençal…) connaissent dans leur vocabulaire la vergogna, que les dictionnaires traduisent par honte. Certes la honte, c'est ce que devraient ressentir celles et ceux qui n'ont pas de vergogne ; mais voilà : c'est précisément parce qu'ils en manquent qu'ils ne ressentent aucune gêne à s'exprimer ainsi ! La honte n'est que la conséquence attendue (mais hélas pas toujours présente) d'un manque de vergogne, comme elle peut habiter l'ivrogne lorsqu'il boit.
En fait, ce mot rare est comme un concentré d'intelligence relationnelle, celle qui sait d'instinct qu'il ne faut mépriser personne, ni blesser ni même heurter ; qui est en prise avec la réalité, y compris celle des autres qui ne nous ressemblent pas ; qui sait où se trouve la limite de la décence et à quel moment l'on risque de devenir ridicule ou odieux. Parler sans vergogne, c'est s'exprimer sans retenue, sans scrupule, sans réserve, sans même être conscient que l'on profère des énormités qui vont choquer ceux à qui l'on s'adresse. Remarquons d'ailleurs que l'on n'a recours à la vergogne que lorsqu'on déplore son absence ! L'homme (ou la femme) vergogneux, c'est-à-dire réservé, pudique, semble bien relever d'une espèce disparue…


   Oserait-on avancer ici que la disparition d'un mot entraîne avec elle la disparition de ce que désignait ce mot ? Ou qu'il est devenu inutile parce que l'objet ou la situation qu'il désignait ont disparu ? La seconde hypothèse est évidemment vérifiable : les relevailles, qui célébraient à l'église le moment où une femme accouchée pouvait reprendre ses activités, n'est évidemment plus de mise lorsqu'on quitte la maternité au bout de deux jours. Quant à la haire, cette chemise de crin portée en signe de mortification, elle n'est plus revendiquée (du moins peut-on le souhaiter) que par le Tartufe de Molière. Et s'il n'y a plus guère de gens vergogneux, c'est que la pudeur n'est plus une vertu majeure, du moins dans l'expression publique. Du coup, l'absence criante de vergogne, elle, semble connaître un triste regain précisément dans ces espaces d'échange – forums, débats, meetings, talkshows, téléréalité, etc. – où l'on estime pouvoir dire n'importe quoi, sur n'importe quel sujet, à propos de n'importe qui, et n'importe comment. Retour, alors à la première hypothèse ? La mort d'un mot signe-t-elle la mort de ce qu'il désigne? Aïe ! On ne peut qu'humblement suggérer aux académiciens de réfléchir trois fois plutôt qu'une avant d'en éjecter certains du dictionnaire…

lundi 2 janvier 2017

Bonne année, veilleuses et veilleurs !



     C'était il y a un an. A la télé, à la radio, dans les journaux et les supermarchés se bousculaient les vœux pour une belle année 2016. Ce ne pouvait être qu'une année meilleure, après les attentats qui avaient endeuillé la France et fait sortir les soldats des casernes. Et puis quoi, le mois de décembre n'est-il pas à la fois celui de l'hiver et celui qui voit les jours enfin s'allonger ? Comme chaque année, donc, entre bêtisiers et Viva for Life, on se souhaitait bonne année, bonne santé, paix et bonheur. Tout en sachant que la réalité ne serait sans doute pas tout à fait à hauteur de ces vœux, mais qu'importe.

     La voici donc achevée, cette année portée sur les ailes de l'espérance. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle laisse à beaucoup un sale goût dans la bouche. Il ne serait pas de bon ton d'en étaler ici le détail, tant le constat est accablant Tout vaut mieux, en effet, y compris la méthode Coué, que de se dire que Shakespeare avait peut-être raison et que la vie, "c’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.". Qu'aurait écrit le grand Will, s'il avait vécu à notre époque transformée en théâtre où se jouent simultanément tragédies et comédies burlesques, au point que l'on finit par ne plus trop savoir à quel spectacle l'on assiste ? Le roi Ubu va élire domicile à la Maison blanche tandis qu'un ancien membre du KGB, épris de religion, rêve de reconstruire un empire disparu. Ailleurs, pas si loin pourtant, on tue, on bombarde, on torture, on viole ; on fuit, on se noie, on croupit dans des geôles. On se fait exploser et l'on pulvérise.  Le corps des femmes (leurs attributs sexuels ou leur utérus maternel, c'est selon) continue d'être utilisé pour justifier le pouvoir des mâles religions. Service gagnant des intégristes de tous poils : nationalistes, moralistes, scientistes, économistes – tous adeptes d'un ordre, même s'ils divergent sur le contenu. Les étoiles de l'Europe pâlissent, quand elles ne deviennent pas un dangereux trou noir. Et puis, comme en bruit de fond, les petits arrangements entre amis (ou ennemis), les petitesses du pouvoir, ces "hommeries" que l'on préfère appeler ainsi pour ne pas mépriser les animaux. Cette écume des jours, bien sale, qui vous fiche le bourdon quand vous ouvrez le journal. Querelles de bac à sable et gamineries de cour de récré – après tout, que des sportifs se dopent en masse, que des salaires de CEO ou des défraiements de sous-fifres défient l'imagination ou qu'un climato-sceptique devienne ministre de l'environnement aux USA, ça finirait par relever de la galéjade, face au malheur qui n'en finit pas de broyer tant d'humains. 


     Fichue année 2016, oui. Et cependant, comme l'an dernier et les années précédentes, il est bon de s'envoyer des vœux. Parce que l'espoir, le vrai (pas l'espérance naïve, pas l'optimisme béat), il n'est possible que lorsqu'il ne reste rien. C'est lorsque les rêves se sont fracassés et que le chaos semble gagner du terrain qu'il est l'heure – si on le veut, si on le décide – d'avoir foi. De croire, d'abord et contre toute logique, en l'être humain et de mettre en lumière ces hommes et ces femmes, innombrables, anonymes souvent, qui auraient toutes les raisons de s'arrêter, de se coucher, de se taire et qui, là où ils sont, se dressent, marchent, parlent, agissent, se battent, prennent soin. Qui cultivent, contre tous les discours insidieux et creux, des plants de solidarité et de justice, de décentrement et d'inclusion. Qui se reconnaissent entre "vigiles de la vie", quelle que soit la source (transcendante ou non) où ils puisent leurs forces ; qui, avec humilité et obstination, sèment des graines qu'ils ne verront peut-être pas germer de leur vivant. Ces vigiles sont de tous âges, toutes nationalités, toutes convictions, tous milieux, toutes professions. Puissions-nous en être en 2017. Résolument, joyeusement. Belle année à vous, amis lectrices et lecteurs !