lundi 11 octobre 2021

L'enfer et le sacré

 

   216 000 enfants victimes. Près de 3000 abuseurs. Le rapport français de la commission indépendante chargée d’investiguer à propos des abus sexuels dans l’Église est plus qu’accablant : c’est l’ « histoire d’un naufrage », selon les mots de son Président, Jean-Marc Sauvé. Qui souligne que le célibat en tant que tel n’est pas la cause des abus, mais bien plutôt son héroïsation ainsi que la sacralisation excessive de la figure du prêtre.

   Nous y voilà. Enfin, oserait-on écrire. Parce qu’il faudra bien, un jour, avoir le courage de descendre dans les abysses inconscientes de ces hommes, convaincus d’être appelés par un Dieu de vie et qui commettent des crimes « contre l’humanité du sujet intime, croyant, aimant », ainsi qu’a réagi Sr Véronique Margron. Comment comprendre ? Non pas excuser, mais expliquer ? Parce qu’il est toujours possible et souhaitable, bien sûr, de mettre en place des procédures, des commissions, des discernements, des règlements, des punitions qui mettraient un terme à ces abus et tenteraient de réparer, si peu que ce soit, l’insupportable mal infligé. Mais lorsqu’un père ou un voisin pédophile est confronté à ses actes, la justice tente, à travers ses experts, de comprendre comment cela a pu arriver. Face à une perversion qui a pu perdurer pendant 70 ans et qui touche autant de serviteurs (clercs mais aussi laïcs) d’une institution censée témoigner d’une heureuse annonce, il n’est plus possible de se voiler la face ou d’invoquer le seul célibat : l’enfer se nourrit de ce qui grouille dans les tréfonds de la personne. Freud l’a montré il y a plus d’un siècle – mais l’Église n’a jamais manifesté beaucoup d’intérêt pour ses travaux, c’est peu de le dire.

   L’Église, comme toute institution humaine, est composée d’hommes et de femmes – d’hommes, surtout, dans sa structure hiérarchique. Et un homme, une femme, c’est un être de raison, mais aussi de désirs et de pulsions, un être sexué, ni ange ni bête, comme l’écrivait Pascal, lequel ajoutait finement « … et celui qui fait l’ange fait la bête ». Ordonner un homme au « sacerdoce » (terme de l’ancien Testament !), c’est – le mot sacer l’indique – en faire un homme qui n’est plus comme le commun des mortels puisqu’il aurait accès au domaine du sacré, par définition le lieu de la divinité. « Icone du Christ, époux de l’Église, incarnation de l’amour universel de Dieu… » : voilà cet homme appelé à abandonner, en quelque sorte, ses habits humains – au propre comme au figuré – pour endosser ce qui est bien plus qu’un ministère pastoral : une tunique qui lui confère une destinée exceptionnelle, celle d’être le représentant de Dieu sur terre ! Le féminin, en tant que dimension ontologique, n’a plus qu’à se réfugier dans la figure de la Vierge-mère puisque la sexualité (au sens premier, très prosaïque : celui d’être homme ou femme) n’a plus vraiment de place dans cet avant-goût du Royaume divin que le prêtre est censé servir. 

   Pas nécessaire d’être psychiatre pour le savoir : refouler une dimension constitutive de son être, c’est s’empêcher de mûrir ; c’est aussi nourrir le germe de maux en tous genres. Le refoulé du féminin dans l’Église est une histoire presque aussi vieille qu’elle[1]. Au début de son pontificat, le pape François évoquait la nécessité d’élaborer une théologie du féminin – à quoi des théologiennes lui avaient signalé que cela existait déjà. Le temps ne serait-il pas venu d’entreprendre un travail d’élucidation courageux, douloureux peut-être, des profondeurs à propos de ce que signifie être « prêtre » ? D’oser une analyse à hauteur d’humanité avec les mots qui vont avec, avant que noyer la fonction dans un vocabulaire religieux qui a sa vérité, certes, mais risque de se pervertir s’il est déconnecté de la réalité humaine ? Le prêtre : un homme comme et parmi les autres ? Peut-être cela paraîtra-t-il moins glorieux qu’un statut de clerc sacralisé. Mais ce pourrait bien être la seule chance d’éviter un naufrage définitif.



[1] J’ai écrit, en 2000, un livre sur cette question : Miroirs d’Ève. Quand des hommes font parler Dieu à propos des femmes. Vingt ans plus tard, je pourrais hélas le réécrire sans en changer une seule ligne !


mercredi 7 avril 2021

L'avenir dans une pelleteuse

 

   La photo a fait le tour du monde : l'Ever given, un porte-conteneurs géant, est à l'arrêt, coincé entre les deux rives du canal de Suez. La longueur (400 m) du mastodonte dépasse la largeur du canal, bloquant du coup la circulation maritime. Haut comme un immeuble de 20 étages, il transporte 22 000 conteneurs, empilés comme les blocs de construction qu'un enfant aurait patiemment posés les uns sur les autres. Vu du ciel, on dirait un grain de riz posé de travers dans un spaghetti et l'on se demande comment il a bien pu s'échouer – on évoquera une tempête de sable (elle devait être d'une puissance extraordinaire pour déplacer 224 000 tonnes ! ) ; on parlera aussi d'une erreur humaine. Mais voilà : un navire est coincé et c'est une voie directe entre l'Europe et l'Asie qui devient inaccessible. Les dieux de l'économie s'affolent en leur Olympe boursier.  Songez : le canal de Suez, c'est 10 % du trafic maritime international (50 navires quotidiens y transitent) et surtout, c'est 400 millions de dollars qui s'envolent… à chaque heure ! Panique à bord : la société engagée pour libérer le cargo estime qu'il faudra peut-être des semaines pour le désensabler.  Et l'on évoque déjà une pénurie de pétrole, des prix à la hausse, des ruptures de stock… Jamais l'expression "colosse aux pieds d'argile" n'a paru aussi appropriée, tant pour le cargo lui-même que pour le grand jeu de l'économie mondialisée, sur le plateau duquel le géant n'est en réalité qu'un petit pion bloqué sur sa case. Oui, vu du ciel, l'incident est aussi ridicule et fâcheux qu'une boule de flipper coincée entre deux champignons…

   Prise à hauteur humaine, la photo devient saisissante : on y voit l'étrave du colosse et à côté, sur la berge, une pelleteuse jaune. L'engin paraît ridiculement minuscule, comme un jouet de plastic avec lequel on essaierait de dégager un camion embourbé… Comme David et Goliath, aussi bien : la Bible indique que le philistin mesurait près de 3m et portait une cuirasse de 60 kg – de quoi mépriser le gamin, cadet de sa fratrie et incapable d'avancer lorsque le roi Saül entreprend de lui faire enfiler, à lui aussi, de lourdes protections. Mais voilà qui est intéressant : à Suez, les enjeux économiques sont, à l'instar du cargo, proprement gigantesques – en une semaine, c'est plus de 400 bateaux qui sont à l'arrêt – et il importe de rétablir au plus vite la circulation sur le canal. Les moyens utilisés pour renflouer l'Ever given sont, somme toute, assez ordinaires : des dragues pour aspirer 30 000 mètres cubes de sable, 13 remorqueurs pour débloquer le cargo et… quelques pelleteuses pour dégager la berge dans laquelle la proue était encastrée. L'équivalent, pourrait-on dire, des cinq pierres lisses que le jeune David va chercher dans le torrent avant d'affronter le géant Goliath. Il faudra une semaine pour que le colosse retrouve son axe et que 130 000 moutons, du pétrole, du thé, des épices et autres meubles à assembler puissent enfin accéder au canal. Les pertes financières sont, paraît-il, à la hauteur du porte-conteneurs et l'on ne compte plus les plaintes pour retard de livraison. Mais ici comme dans la Bible, c'est David, le plus petit, le plus jeune, le moins armé, qui finit par sauver la situation. Parce qu'il est plus léger, plus mobile ; qu'il n'est pas ralenti par le poids d'un harnachement censé le protéger.

   Misère de tous les colosses, tellement nombreux. Non seulement les colosses économiques devenus les divinités du temps , mais aussi ces organisations tentaculaires – administrations, Églises, montages institutionnels… – sans doute bien utiles, mais qui finissent par s'ensabler tant leur poids les rend inaptes aux changements de cap. Vus d'en haut, leurs enlisements font quelquefois sourire – ainsi lorsqu'il est annoncé fièrement que les femmes pourront désormais êtres acolytes ou lectrices dans l'Église catholique… au moment où une femme devient vice-présidente des États-Unis ! Ou lorsqu'un guitariste se fait sortir, manu militari, d'un lieu de culte – ce qui lui aurait été épargné s'il avait tenu en main un calice. Ou lorsqu'une rue se transforme, dans la durée, en une suite d'ornières parce qu'on ne sait plus très bien qui, de la commune ou de la région, devrait en assurer l'entretien. C'est alors que l'image de David et celle de la pelleteuse tellement petite à côté du colosse échoué pourraient bien faire pièce au fatalisme et au découragement, jamais très loin lorsqu'on a affaire avec les géants. Ceux-ci ont, osons nous en souvenir, des pieds d'argile que leurs solennités, leurs décrets, leurs discours tentent d'ignorer. Comme Goliath, ils sont sûrs de leur force et de leur légitimité. Mais ce que l'ancestrale sagesse aussi bien que l'actualité ne cessent de montrer, c'est que l'avenir, il est dans les petites pelleteuses, seules capables de venir à bout des obstacles;

dimanche 28 février 2021

L'esprit et la lettre

 

   Lorsqu'elle traverse le miroir, Alice arrive au Wonderland, le pays des merveilles. Il n'est sans doute pas abusif de se souvenir qu'en anglais, le verbe "wonder" signifie aussi "se demander… La fillette ne cesse en effet de se demander où elle est tombée ! Son monde familier semble avoir disparu : elle est devenue trop petite pour atteindre la serrure d'une porte puis, subitement géante, se retrouve coincée dans l'habitat d'un lapin, lequel se hâte vers on ne sait quel rendez-vous, craignant la fureur de la dame de cœur qui ne songe qu'à couper aveuglément des têtes. La pauvre Alice va d'interrogation en ébahissement, cherchant à comprendre une logique qui lui échappe tout à fait.

   Nous sommes probablement nombreux à nous sentir comme l'héroïne de Lewis Carroll depuis qu'un minuscule virus nous a brutalement plongés dans une vie dont nous ne maîtrisons guère les rênes. L'on se dit alors qu'il doit y avoir une logique – ou plusieurs ? Mais à peine a-t-on tenté de l'intégrer tant bien que mal, voici qu'il faut revoir sa copie parce que, décidément, la bonne vieille raison n'y trouve pas son compte. L'invariant, c'est la menace d'avoir la tête coupée… Un prêtre tient-il en main un calice devant 15 personnes, ça passe ; le calice est-il remplacé par une guitare, ça ne passe pas. Mais, argue-t-on, c'est qu'il y a des règles ! Et celle qui prévaut pour la messe ne s'applique pas au concert – comprenne qui pourra, la loi c'est la loi. Et peu importent les raisons qui ont présidé à l'élaboration de ces règles tout comme celles qui ont fixé les chiffres en dessous desquels l'étau ne sera point desserré.

   Fort bien. Il se trouve désormais même des journalistes pour défendre ce point de vue en radio… C'est alors que s'insinue la petite voix tenace, celle d'Antigone, qui interroge et enfreint l'interdit du roi Créon refusant l'inhumation de son frère Polynice. Avec cette question : si légitime soit-elle, la loi est-elle un absolu ? L'être humain doit-il lui être inconditionnellement soumis – ou bien est-elle, comme dit la Bible, faite pour l'humain, c'est-à-dire possiblement modulée, voire refusée lorsque paraît un enjeu d'humanité qu'elle n'avait pas prévu ? Autrement dit, la lettre de la loi peut-elle en ignorer l'esprit ? Cette question philosophique, aussi vieille que la pensée, revient aujourd'hui à l'avant-plan. L'on aura beau nous répéter que l'enjeu ultime, parfaitement sensé, des restrictions imposées est d'éviter la saturation des services hospitaliers, il faudrait tout de même que nous puissions comprendre – parce que oui, nous sommes des êtres de raison et non des variables d'ajustement – le paradoxe du calice et de la guitare et quelques autres encore du même acabit, du genre des enfants qui peuvent se trouver à plus de 20 en classe, mais seulement à 10 lorsqu'ils sont (en extérieur !) dans leur mouvement de jeunesse.

   La tension entre la lettre et l'esprit, c'est-à-dire entre les critères intellectuels d'élaboration d'une règle et la mise en œuvre quotidienne de cette règle dans la chair de la vie, est un exercice difficile, délicat, qui mobilise toutes les ressources de l'intelligence – laquelle, on le sait désormais, ne se réduit pas à l'intelligence logique. Il est vrai que respecter aveuglément la loi a, malgré les contraintes, quelque chose de confortable : pas de réflexion à entreprendre, pas de choix à poser, pas de risque à prendre. Avec en prime le sceau de l'assurance d'être "du bon côté". Comme si, en matière humaine, le vrai et le faux, le bien et le mal, le permis et le défendu étaient aussi évidents que le temps qu'il fait. Comme si le général englobait nécessairement toutes les particularités. Comme s'il était possible d'être sûr que ce que l'on fait est la seule chose qui puisse être faite… Philosophie et psychologie ont balayé depuis belle lurette ces fantasmes en forme de certitudes. Que peut-on souhaiter alors en ce temps de crise, sinon de garder intacte, comme Alice en ses tribulations, notre capacité d'interrogation et de réflexion? Elle seule peut garder vivant l'esprit de la loi. Qui est aussi le garant de notre humanité.