samedi 16 juin 2018

Liberté, bonheur : ces mots qui encombrent…




     Il en va de certains textes comme de certaines œuvres d'art : ils traversent les siècles sans en subir la moindre altération. Mieux : alors qu'on pourrait les référer à une culture datée, ils trouvent, en une autre époque et de tout autres circonstances, une actualité et une pertinence fulgurantes. Lorsqu'il écrivit, en 1879, Les frères Karamazov, Dostoïevsky ne se doutait probablement pas que 25 pages de son roman finiraient par vivre de leur vie propre, au point d'être éditées en fascicule séparé. Il s'agit bien sûr des pages dites de la "Légende du grand Inquisiteur", cette rencontre imaginaire entre Jésus revenu sur terre et un Inquisiteur de sinistre mémoire. Au Christ qui se tait comme il le fit devant Pilate, l'Inquisiteur assène, comme une flagellation, un discours à la fois ironique et glaçant, qui pourrait se résumer à ceci : Tu as voulu aimer les humains et les rendre libres, mais "pour l'homme et pour la société humaine, il n'y a jamais rien eu de plus insupportable que la liberté." Ce qui mobilise l'humain, ce n'est pas la liberté, mais au contraire le bonheur facile, fait de sécurité, de ce pain qui, avec les jeux, aliène plus sûrement l'esprit que toutes les chaînes, toutes les prescriptions. Dostoïevsky écrivait là une des dénonciations des plus féroces que l'on puisse adresser à la religion, lorsqu'elle contribue à faire de l'humain une machine à obéir - fût-ce avec conviction et même plaisir. "As-tu oublié, insiste d'Inquisiteur, que l'homme préfère la tranquillité, la mort même, au libre choix dans la connaissance du bien et du mal ?"

     Ces mots ont presque 140 ans. Entre Dostoïevsky et nous, la revendication de liberté a progressé à pas de géant et la Déclaration universelle des Droits humains en a consacré ce principe intangible : "Tous les humains naissent libres et égaux en droit et en dignité." Pour autant, lorsqu'on écoute et regarde le monde tel qu'il va (une courageuse virée dans les réseaux sociaux suffit à cela…), l'on ne peut qu'être inquiété par l'ombre de l'inquisiteur qui s'y promène : il pourrait, à la syllabe près, tenir le même discours. "Lorsque les dieux auront disparu de la terre, ce sera la même chose : l'humanité se prosternera devant des idoles." A la banque, ce matin, une dame demande la création d'un compte pour son gamin de… 3 ans : il est en effet proposé, aux enfants "de 0 à 9 ans", de recevoir une tenue complète de footballer s'ils deviennent clients. Sans commentaire… La prochaine coupe du monde de foot, avec ses déguisements, ses chants, ses rites, va avaler (comme Moloch les enfants) ce qui  blesse, dérange, appellerait réflexion et engagement : la précarisation croissante, la crise migratoire, la défaite de la pensée… entre autres.

     Tout se passe comme si, le principe de liberté étant acquis, il n'y avait plus à y réfléchir sérieusement, toute l'énergie étant désormais orientée vers un "bonheur" formaté en dehors de nous, subrepticement imposé et en forme d'évidence partagée, au point qu'il devient difficilement contestable. A ce jeu, la liberté elle-même risque bien de se pervertir, de devenir une coquille vide sans aucun rapport avec ce qu'elle désigne noblement : la capacité de faire des choix raisonnés, portés par des valeurs, responsables et interrogeant chacune et chacun en son for le plus intérieur. La liberté, sur les réseaux dits sociaux, devient trop souvent le droit que l'on s'arroge de dire, hors de toute analyse sérieuse et objective, le vrai et le faux, le bien et le mal, ce qu'il faut penser et ce qui est à honnir. Avec une rage égale. Le sans-papier qui a sauvé un enfant suspendu dans le vide est-il un héros à aduler ou bien le symbole de l'émocratie régnante ("regardez ça : il suffit de faire un beau geste pour être reconnu") ? Seule consigne, dans ces cas-là (comme dans celui de la mort tragique de Mawda ou les tirs israéliens à Gaza): s'abstenir d'ajouter un commentaire, si l'on n'adhère pas complètement à l'une des doctrines qui s'époumonent et s'étripent dans le forum. Et surtout, ne jamais faire appel au recul, à la raison, à la saine critique, à la complexité des affaires humaines ! Au mieux, on se fera traiter de bisounours, de troll ou autre aménité, au pire on essuiera une bordée d'insultes d'autant mieux assénées que leur auteur se prend pour un chevalier à la fois blanc et omniscient. 
     
     Heureux, les fêlés, car ils laissent passer la lumière, murmure la 9e béatitude. A quoi répond l'Inquisiteur : "Celui-là seulement s’empare de la liberté des hommes, qui tranquillise leur conscience." Celui, celle qui croit savoir ne connaît pas de problèmes de sommeil…