lundi 4 avril 2022

Qui est responsable ?

 


   "Il faudrait une répression plus efficace ! Il faudrait brider la vitesse des voitures ! Il faudrait des dispositifs urbains qui empêchent de rouler vite !..." Petit florilège de commentaires entendus à la radio après le drame qui a endeuillé ce qui devait être un joyeux carnaval à Strépy. Commentaires marqués évidemment par l'émotion – ce qui est parfaitement normal, tant la raison peine à comprendre comment un conducteur a pu débouler dans une foule sans intention de nuire. Un responsable de la sécurité routière ajoutait que chaque jour, 108 voitures sont flashées (sans compter celles qui ne le sont pas) pour des excès de vitesse excédant de 40 km la limite permise, 90 au lieu de 50 par exemple… Et là, on se dit, au seuil du découragement, que décidément quelque chose ne tourne pas rond au royaume de la bagnole.

   Car soyons réalistes : sauf à installer des dispositifs de surveillance individuels qui réduiraient encore un peu plus notre espace privé, il est impossible de prévenir et même de réprimer ce genre de comportement irresponsable. Réprimer… L'idée se répand dans l'exacte mesure où l'individualisme s'installe, lui aussi, comme une évidence. Si chacune et chacun a le droit de faire ce qu'il ou elle veut selon son désir, alors tout ce qui vient troubler le bien-être supposé accompagner cette posture est considéré comme une atteinte insupportable. Si chacune et chacun a pour horizon moral son propre épanouissement, alors il est inévitable que d'une part, des comportements transgressifs se multiplient (si j'aime la vitesse, pourquoi me priverais-je de ce plaisir ?) et, d'autre part, que la seule réponse aux transgressions soit la répression : j'ai bien le droit d'éliminer tout ce qui menace mon bien-être.

   Et n'évoquons pas trop vite le principe de "justice" ! Autrefois, la loi du talion – œil pour œil, dent pour dent – était bel et bien une forme de justice, en empêchant les vengeances tout à fait disproportionnées. Mais il s'agissait tout de même d'une forme de vengeance. La Justice a grandement mûri avec les siècles, s'est affinée, guidée par la raison, instruisant à charge et à décharge afin que nul ne soit injustement condamné, ni ne le soit sous l'égide de la vengeance. Demander aux autorités judiciaires de réprimer à tout coup et toujours davantage, c'est lui dicter sa conduite en prenant appui sur les sentiments que l'on peut légitimement éprouver (insécurité, colère, souffrance) lorsqu'on est confronté à des comportements destructeurs.

   N'était-ce pas, au fond, le principe avec lequel on éduquait autrefois les enfants ? La mise au coin, la fessée voire le fouet étaient censés mettre au pas le gosse qui s'était mal conduit à l'école, à table, au catéchisme. La légitime interdiction des châtiments corporels n'a cependant pas complètement aboli la répression, laquelle a trouvé des voies plus retorses pour s'exercer : propos dépréciatifs, humiliations, indifférence… Mais surtout, il n'est pas certain que le "vide" laissé par la répression pure et dure se soit accompagné d'un surcroît d'éducation à la vraie responsabilité, celle qui enjoint à tout à chacun, quel que soit son âge, de "répondre de " ses actes. Être responsable, au sens strict, c'est agir en étant conscient à la fois de ce qui motive l'acte et de ses conséquences possibles, non seulement pour soi mais aussi pour autrui. Désormais, quand on demande "qui est responsable ?", on cherche plus simplement à désigner un coupable.

   Or la question, elle se pose à chacune et chacun de nous. Qui donc, dans notre société qui a fait du désir un dieu, de l'ego une idole et de la consommation leur culte, qui donc peut en toute honnêteté répondre :  je suis et j'agis partout et toujours en responsable que je veux être, afin que le bien commun soit possible ? Oui, rouler à tombeau ouvert (cruelle et juste expression !) est irresponsable. Mais aussi, polluer est irresponsable ; être indifférent à la souffrance des migrants est irresponsable ; laisser s'installer des pouvoirs totalitaires est irresponsable – parce que ces irresponsabilités finissent par revenir en pleine figure, tels des boomerangs. Question annexe : en famille, à l'école, éduquons-nous vraiment nos enfants à devenir des personnes responsables ou bien la répression et le laisser-faire (son double maléfique) sont-ils la seule et fragile balise censée leur donner enracinement et force ? Qu'on le veuille ou non, l'humanité est un corps solidaire dans lequel ce qui affecte (en bien ou en mal) les uns touche nécessairement les autres. Imaginer que l'on peut s'épanouir en ignorant le bien commun est un leurre irresponsable – et qui peut dire qu'il n'y cède pas quelquefois ? Se défausser de sa responsabilité propre en refusant de voir qu'elle peut produire du monstrueux, c'est tout simplement refuser ce que la Bible appelle la "conversion", qui n'est rien de moins qu'un chamboulement du cœur.


Quand l'avenir germe...

 

   Préparer le monde de demain, faire la transition, penser une société nouvelle : la proposition semble faire son chemin. Elle fleurit en slogans dans les marches et manifestations ; elle s’invite dans d’innombrables groupes de réflexion, colloques et revues thématiques ; elle mobilise en particulier beaucoup de jeunes qui voient arriver, non sans quelque crainte, le temps où ils seront les acteurs et actrices de ce renouveau. Même s’il est peu réaliste de prétendre que tout le monde adhère au projet par conviction, la dure nécessité où nous pousse le réel sans cesse martelé dans les rapport du GIEC nous oblige à tout le moins à comprendre qu’il va falloir se montrer créatifs, courageux et audacieux !

   La tâche paraît tellement énorme et le pari, tellement fou, que le découragement (au mieux) et le cynisme (au pire) risquent toujours de se pointer. C’est que l’on se sent un peu comme le petit David devant le géant Goliath, armé de sa seule fronde pour défaire un adversaire qui paraît invincible. C’est alors qu’il est puissamment réconfortant, par un beau dimanche ensoleillé, d’entrer dans la cour d’une école où sont disposés plus de 200 tabourets qui n’attendent manifestement que d’accueillir autant de visiteurs. Bienvenue au défilé de mode ! Vous avez dit : défilé de mode ? Quel rapport avec un monde nouveau peut avoir un tel événement, rigidement codifié et qui ne concerne au mieux qu’une infime partie de la population ? Patience… L’organisateur du défilé n’est pas un couturier de marque, même s’il partage avec lui une créativité sans limite. C’est en effet le thudinien « magasin du monde » Oxfam qui, pour la seconde fois, met en valeur des vêtements et accessoires récupérés, sauvés du pénible naufrage de toutes ces fringues qui n’en finissent pas d’encombrer les armoires, les bulles de récup’… et les poubelles.

Tout y est : l’espace central bordé par les spectateurs, la musique rythmée sur laquelle les mannequins du jour règlent leur marche, la présentation au micro des modèles et des techniques de relookage.  Ah ! Les mannequins… Toutes bénévoles et aucune dans le « canon » : il y a les petites et les grandes, les filiformes et les généreuses, celles qui sont à l’aise et ça se voit – et puis celles qui ont dû faire un sacré effort pour se montrer au public. Aucune ne « tire la tronche » propre à un certain mannequinat : elles sont heureuses d’être là, telles qu’elles sont, juste des femmes que de tristes sires jugeraient ordinaires, mais qui ce jour-là sont vraiment extra-ordinaires. Car ce qu’elles donnent à voir, c’est rien de moins que la possibilité d’un monde où l’on peut exister, être belle (excusez-moi, messieurs, vous n’étiez pas représentés…) et se montrer sans fard ni tricherie et encore moins de normes. Quelque chose comme un jardin sauvage où se côtoient mille et une fleurs, toutes différentes sans qu’aucune, de la plus rare à la plus humble, prétende au podium.

   Côté vêtements, là encore, c’est le choc. Aidé par quelques professionnels du relookage et de la confection, le magasin a littéralement réveillé son stock de « seconde main » en assortissant les couleurs, les matières, les accessoires. Et voici que les cravates de papy deviennent des ceintures chic, qu’un banal jean se voit rehaussé de dentelle et de stras, qu’un gilet et une robe sans attrait forment un détonnant ensemble vintage. Clous du défilé : une robe fabriquée dans un rideau sur lequel on a cousu des centaines d’emballages de collation, celle dont on s’aperçoit de près qu’elle est recouverte de câbles de connexion, celle qui est faite de masques sanitaires, celle qui… Impossible de les évoquer toutes. Mais le public, mixte lui aussi – tous âges, toutes provenances – a bien saisi que ce qu’il voyait là, dessiné par la marche des femmes et de deux enfants qui défilaient, c’est l’esquisse d’un monde possible, d’un autre monde. Plus juste. Plus libre. Plus créatif. Et qui, plus de doute possible, est déjà en train de germer.