vendredi 25 octobre 2013

Et soudain, il fit jour...

    Matin sur un quai de gare. Les navetteurs encore ensommeillés ne peuvent même pas compter sur le soleil pour les réveiller : il se lève chaque jour un peu plus tard. Une fois encore, le train partira en retard ; personne ne sait pourquoi et d'ailleurs, quand même le saurait-on, cela ne hâterait pas le départ. L'agglomérat de voyageurs silencieux et vaguement résigné monte dans le wagon sans se presser. Je repère une place libre, près de la fenêtre, où je m'acagnarde, bien décidée à prolonger un peu une nuit trop courte.
    
    Sur la tablette traîne le journal du jour, version gratuite et minimale. Pas de quoi retenir le regard. Tout de même : une inscription manuscrite figure sur la première page, au-dessus du titre. Une écriture un peu maladroite (les cahots du train ?) a laissé un message : "C'est avec plaisir que je vous laisse ce journal ! Bonne journée !" Du coup, je m'empare de la feuille de chou, qui ne présente pas davantage d'intérêt qu'il y a quelques secondes… sinon qu'il a été laissé là à mon intention. Car ce "Je vous laisse", c'est à moi qu'il est adressé ! Enfin, pas tout à fait. C'est le hasard qui m'a menée à cette place, c'est le hasard qui m'a fait lire la phrase laissée par une main anonyme. Ç'aurait pu être mon voisin de droite, qui pianote sur sa tablette, ou la dame en face qui fourrage dans son grand sac. Ou encore, le journal aurait pu n'être lu par personne, y compris moi. Mais voilà : il se fait que ces quelques mots manuscrits m'ont intriguée et que, prenant en mains le journal, je consens à réceptionner le message.

    Du coup, c'est comme s'il faisait jour, comme ça, en un instant. Qui donc est cette personne qui a eu l'idée, qui a pris le temps de transformer un geste banal, quotidien (balayer en quelques minutes toute l'info) en geste de relation ? Cette personne est-elle une femme ? Un homme ? Est-elle jeune ou âgée ? Que faisait-elle dans ce train avant qu'il ne s'immobilise ici pour une durée indéterminée ? Impossible à savoir. Ce qui est sûr, c'est que cette personne n'est pas indifférente à autrui. Elle aurait pu écrire quelque chose comme : "Bonne lecture !", voire laisser un commentaire pénible comme on en trouve sur les forums Internet, du style : "Ce journal est nul". Mais non : "C'est avec plaisir que je vous laisse ce journal", comme on fait cadeau d'un objet qu'un autre vous envie. Ou peut-être voulait-elle dire par là qu'elle était heureuse de s'en débarrasser ? Dans ce cas, pas besoin d'écrire quoi que ce soit. Et puis, il y a ce "Bonne journée !",  qui est à la fois bonjour, au revoir, clin d'œil, sourire.

    Madame, Mademoiselle, Monsieur qui avez eu la délicieuse attention de laisser cette trace anonyme, je voudrais vous dire que vous avez enchanté le début d'une journée qui s'annonçait plutôt morose. Sans doute ne mesurez-vous pas la portée de votre geste, peut-être avez-vous écrit cette phrase parce que vous êtes par nature sociable. Mais voyez-vous, vous êtes, vous que je ne connais pas, un formidable démenti à tous ces bonimenteurs du malheur, qui ne cessent de répéter que les gens sont indifférents les uns aux autres, que nous vivons les uns à côté des autres en nous ignorant parfaitement. Oui, ma journée a été meilleure parce que vous me l'avez souhaitée bonne et cela n'a pas de prix.


    Peut-être, sans doute ne lirez-vous pas ces lignes que je vous adresse. J'aimerais alors qu'à leur tour, abandonnées sur une page de journal, elles deviennent comme un de ces ballons que les enfants lâchent dans le ciel, dans l'espoir que quelqu'un le recueille. Ami lecteur, amie lectrice, chers anonymes, c'est avec plaisir que je vous partage ce petit moment de  bonheur : puisse-t-il ensoleiller votre journée !