dimanche 16 décembre 2018

Vient de sortir !



     "Maurice Bellet a jeté les fondements d'un autre christianisme", écrit Jean-Claude Guillebaud dans la préface. Oui, la pensée de ce théologien hors norme, avec qui j'ai eu la chance de collaborer pendant de nombreuses années, est véritablement pionnière. A la demande nombreuses personnes qui disent avoir du mal à le lire, à la demande aussi de l'éditeur Albin Michel, j'ai écrit ce livre qui, par-delà l'hommage à un ami cher, veut offrir des portes d'entrée et de lecture accessibles vers une oeuvre qui ouvre tout grand l'espace d'un christianisme de grand souffle, vraie bonne nouvelle pour la vie de chaque humain. 

    "L'écrit s'en va. S'il trouve des lecteurs, mon vœu est qu'ils y entendent ce qui les éveillera à leur propre parole." Ce vœu exprimé par Maurice Bellet à propos d'un de ses livres est aussi le mien en vous partageant, au seuil de l'année nouvelle, le fruit d'une connivence qui ne demande qu'à  s'ouvrir au plus grand nombre.

Myriam Tonus
décembre 2018 

   



dimanche 23 septembre 2018

C'est mon avis et je le partage !




Parmi les droits dont s'honore toute démocratie qui se respecte figure celui d'exprimer son opinion . C'est aussi l'un des premiers à être bafoué lorsque le pouvoir, quel qu'il soit, refuse d'entendre des propos qui, à son estimation, contreviennent à son autorité. Du chef d'État qui fait emprisonner un écrivain au parent qui intime à l'enfant de se taire en passant par l'enseignant qui sanctionne une élève parce qu'elle a osé remettre en question son cours, c'est le principe du "Tais-toi, je ne veux pas t'entendre !" qui prévaut. Sans doute, réseaux sociaux obligent, pas mal de personnes, de tous âges, confondent aujourd'hui droit de s'exprimer et incapacité à réfléchir avant de parler. Ce qui fit dire au brillant sémioticien qu'était Umberto Eco que "les réseaux sociaux ont généré une invasion d'imbéciles qui donnent le droit de parler à des légions d'idiots qui auparavant ne parlaient qu'au bar après un verre de vin sans nuire à la communauté et qui ont maintenant le même droit de parler qu'un prix Nobel." Méchamment féroce, certes, mais qui osera prétendre qu'il n'y a dans cette sanction nulle vérité ? Les remous causés par la réaction de Cécile Djunga, présentatrice à la RTBF inondée de messages racistes en raison de la couleur de sa peau, n'ont malheureusement pas tari le flot : elle continue d'être insultée, et pas toujours par de jeunes décérébrés. "C'est quand même un peu vrai, n'est-ce pas, qu'on ne se sent plus chez soi, avec tous ces gens de couleur…", soupire une brave dame qui fait la file à la pharmacie. Malaise. Personne ne bronche. "Tiens, à propos, vous avez vu qu'on a repeint deux façades dans la rue ? C'est pas mal, hein ?", intervient la laborantine pour habilement changer de sujet. Vexée, la dame grince tout bas, mais suffisamment fort pour qu'on l'entende : "Moi, c'que j'en dis, c'est mon avis. Mais je sais qu'il y en a beaucoup qui pensent comme moi." Fin de l'épisode.

"Tourne donc ta langue sept fois dans ta bouche avant de parler !", apprenait-on aux enfants. Manière imagée d'inviter à la prudence, à la réflexion, au jugement avant d'émettre une opinion. Condensé aussi de la métaphore des "trois tamis" attribuée (faussement, très certainement) au philosophe Socrate. Lequel aurait conseillé à un ami, avant de parler, de faire passer les propos au crible de trois tamis : celui de la vérité (ce que tu as à me dire est-il vrai ?), celui de la bonté (si ce n'est pas tout à fait vrai, est-ce au moins une chose bonne ?) et celui de l'utilité (ce que tu me racontes est-il utile ?). Faute de quoi, concluait Socrate, si ce n'est ni vrai, ni bon, ni utile, je préfère ne pas le savoir, et quant à toi, je te conseille de l'oublier ... On se prend parfois à rêver de ce que seraient les échanges sociaux si chacune et chacun appliquait ce principe. Non seulement sur Facebook, mais aussi dans les médias et, de manière générale, dans les conversations quelles qu'elles soient ! Ce serait aussi un fameux exemple pour les enfants et les jeunes : leur reproche-t-on assez d'être incapables de se taire! Ce n'est évidemment pas faux, mais on peut se demander par quel grâce subite leur viendrait la sagesse et le sens critique, alors que tant de leurs aînés n'en finissent pas de caqueter à propos de tout et de n'importe quoi, d'émettre des avis péremptoires sur des sujets qui ne les concernent même pas et de se confronter en d'innombrables pugilats – débats, talk-shows et autre table ronde – qui, à défaut d'être féconds, permettent au moins d'évacuer ce "trop-plein" d'opinions de toute façon inconciliables.

"C'est mon avis et je le partage !", avait coutume de dire en riant cet ami, signifiant par là qu'il ne tenait pas son opinion comme devant être partagée par tous, mais qu'au moins, lui en était convaincu – ce qui avait l'immense mérite d'ouvrir le plus souvent une discussion pacifique. C'est mon avis et je le partage, semble être la devise tacite de celles et ceux qui font savoir, urbi et orbi, qu'ils et elles sont pour (ou contre), en vrac et sans hiérarchie : l'écriture inclusive, la protection des loups en Wallonie, la libération de Dutroux, la neutralité des paquets de cigarettes, le tronc commun jusque 16 ans, la révision de l'accord du participe passé ou l'expulsion des migrants. On ne peut mettre tous ces sujets dans le même sac ? Bien d'accord. C'est précisément pour éviter que le brin d'herbe ne cache le baobab qu'un temps d'arrêt, si bref soit-il, devrait être marqué avant d'émettre une opinion. Imagine-t-on qu'Asli Erdoğan, écrivaine et journaliste turque, militante des droits humains emprisonnée à Istanbul, n'a pas réfléchi longuement avant de signer ses articles dénonçant le pouvoir de son homonyme président ? La liberté d'expression est un droit inaliénable. Inévitablement, elle est appelée à se confronter à d'autres libertés d'expression – sauf à appeler de ses vœux une pensée unique – parce qu'elle est, en son essence relationnelle, appelant la conversation, le débat, la controverse peut-être.  Mais lorsqu'elle se confond avec la volonté narcissique de faire valoir son avis au mépris de la présence d'autrui, elle frise l'abus de pouvoir.

mardi 14 août 2018

Performance




   Les choses ont au moins le mérite d'être claires.

   Si l'on en doutait encore, pour celles et ceux qui gouvernent, la valeur de tête, celle qui permet de trancher lorsqu'il s'agit de se donner un critère de décision, c'est la performance. Diable (c'est le cas de le dire…) ! Les prouesses des Hazard, Courtois et autres Lukaku auraient-elles à ce point marqué les cerveaux de nos ministres qu'ils finissent par se considérer, non plus comme les garants du bien commun, mais plutôt comme des coaches soucieux de mener leurs athlètes au top de leur forme ? Ont-ils été à ce point émerveillés par la jeunesse de Mbappe, qui jette une ombre sur le talent de vieux briscards comme Ronaldo ou Messi ? On pourrait à la rigueur leur pardonner la confusion, tant l'enthousiasme national fut exceptionnellement entretenu. Mais l'on peut craindre que la performance dont il est question lorgne plutôt du côté d'une efficacité purement utilitaire. Si j'ai bien compris, c'est elle qui remplacerait l'ancienneté pour fixer l'échelle des salaires. Le modèle Ryanair, en quelque sorte : difficile de trouver (sauf peut-être dans quelque atelier de couture asiatique) un tel rapport coût /efficacité – un max de boulot, vite fait, bien fait, pour un minimum de salaire. On comprend que les actionnaires applaudissent…

   Oui, au moins les choses sont claires. Ce qui est au centre des préoccupations, ce n'est pas le travailleur en tant que personne humaine, mais sa capacité à faire, très bien, très vite, ce qu'on lui demande. Que l'on réfléchisse au moyen de donner du travail à celles et ceux qui en cherchent, de pourvoir les postes inoccupés : cela relève de la saine gouvernance. Mais que cela justifie n'importe quel axiome, du type « il va de soi que l'argent est la seule carotte qui fait avancer les ânes », cela relève du choix idéologique. Il n’est même pas sûr qu'il soit recevable, tant de personnes, aujourd'hui, se crèvent littéralement dans de petits boulots qui leur permet à peine de joindre les deux bouts… Qu'il se trouve encore des jeunes qui rêvent assez d'être steward ou hôtesse pour travailler chez Ryanair, on se sait si cela force l'admiration ou la pitié.

   Les réactions indignées ne se sont pas fait attendre, y compris chez des gens qui sont en retraite ou qui ne seront jamais concernés par ce genre de mesure. Voilà qui rassure (même si – bien logiquement – l'indignation est vue comme un fâcheux symptôme affectif du côté des doctrinaires défenseurs du dogme dit libéral). Trier les êtres humains selon leur utilité dans un système, évaluer le « mérite » à l'échelle de leur soumission, ce n'est ni rare, ni neuf, hélas – l'École elle-même fonctionne assez souvent comme cela. A-t-on assez dénoncé l'utilisation du verbe « dégraisser », aussi cynique que vulgaire, pour désigner des licenciements ! Mais ce qu'il y a de pire, c'est qu'il semblerait que cette posture « je trie, donc j'existe » s'insinue, tel un virus mutant, dans des comportements personnels. Qu'on en juge : sur Facebook, une dame publie une vidéo, où l'on voit une adorable petite fille se balancer gracieusement, les yeux fermés, au son d'une musique qui manifestement la ravit. La scène serait une bulle d'air frais s'il n'y avait le commentaire qui l'accompagne : "Quand j'ai viré de ma vie les gens toxiques, voilà comment je me sens !" C'est vrai, j'avais oublié : il y a des personnes « toxiques », des gens qui vous encombrent, vous empêchent de développer à votre aise votre précieux moi et d'engranger vos dividendes de bien-être.

   Il fut un temps, pas si lointain, où les conflits inhérents au vivre ensemble, les antipathies et les querelles familiales étaient des occasions uniques d'acquérir progressivement ce que l'on appelle la sagesse. Raison pour laquelle les aînés jouaient assez souvent le rôle de médiateurs – ils étaient drôlement efficaces ! Apprendre à poser un regard bienveillant sur autrui faisait partie de cette sagesse. La performance, la vraie, serait peut-être bien de la retrouver.

samedi 16 juin 2018

Liberté, bonheur : ces mots qui encombrent…




     Il en va de certains textes comme de certaines œuvres d'art : ils traversent les siècles sans en subir la moindre altération. Mieux : alors qu'on pourrait les référer à une culture datée, ils trouvent, en une autre époque et de tout autres circonstances, une actualité et une pertinence fulgurantes. Lorsqu'il écrivit, en 1879, Les frères Karamazov, Dostoïevsky ne se doutait probablement pas que 25 pages de son roman finiraient par vivre de leur vie propre, au point d'être éditées en fascicule séparé. Il s'agit bien sûr des pages dites de la "Légende du grand Inquisiteur", cette rencontre imaginaire entre Jésus revenu sur terre et un Inquisiteur de sinistre mémoire. Au Christ qui se tait comme il le fit devant Pilate, l'Inquisiteur assène, comme une flagellation, un discours à la fois ironique et glaçant, qui pourrait se résumer à ceci : Tu as voulu aimer les humains et les rendre libres, mais "pour l'homme et pour la société humaine, il n'y a jamais rien eu de plus insupportable que la liberté." Ce qui mobilise l'humain, ce n'est pas la liberté, mais au contraire le bonheur facile, fait de sécurité, de ce pain qui, avec les jeux, aliène plus sûrement l'esprit que toutes les chaînes, toutes les prescriptions. Dostoïevsky écrivait là une des dénonciations des plus féroces que l'on puisse adresser à la religion, lorsqu'elle contribue à faire de l'humain une machine à obéir - fût-ce avec conviction et même plaisir. "As-tu oublié, insiste d'Inquisiteur, que l'homme préfère la tranquillité, la mort même, au libre choix dans la connaissance du bien et du mal ?"

     Ces mots ont presque 140 ans. Entre Dostoïevsky et nous, la revendication de liberté a progressé à pas de géant et la Déclaration universelle des Droits humains en a consacré ce principe intangible : "Tous les humains naissent libres et égaux en droit et en dignité." Pour autant, lorsqu'on écoute et regarde le monde tel qu'il va (une courageuse virée dans les réseaux sociaux suffit à cela…), l'on ne peut qu'être inquiété par l'ombre de l'inquisiteur qui s'y promène : il pourrait, à la syllabe près, tenir le même discours. "Lorsque les dieux auront disparu de la terre, ce sera la même chose : l'humanité se prosternera devant des idoles." A la banque, ce matin, une dame demande la création d'un compte pour son gamin de… 3 ans : il est en effet proposé, aux enfants "de 0 à 9 ans", de recevoir une tenue complète de footballer s'ils deviennent clients. Sans commentaire… La prochaine coupe du monde de foot, avec ses déguisements, ses chants, ses rites, va avaler (comme Moloch les enfants) ce qui  blesse, dérange, appellerait réflexion et engagement : la précarisation croissante, la crise migratoire, la défaite de la pensée… entre autres.

     Tout se passe comme si, le principe de liberté étant acquis, il n'y avait plus à y réfléchir sérieusement, toute l'énergie étant désormais orientée vers un "bonheur" formaté en dehors de nous, subrepticement imposé et en forme d'évidence partagée, au point qu'il devient difficilement contestable. A ce jeu, la liberté elle-même risque bien de se pervertir, de devenir une coquille vide sans aucun rapport avec ce qu'elle désigne noblement : la capacité de faire des choix raisonnés, portés par des valeurs, responsables et interrogeant chacune et chacun en son for le plus intérieur. La liberté, sur les réseaux dits sociaux, devient trop souvent le droit que l'on s'arroge de dire, hors de toute analyse sérieuse et objective, le vrai et le faux, le bien et le mal, ce qu'il faut penser et ce qui est à honnir. Avec une rage égale. Le sans-papier qui a sauvé un enfant suspendu dans le vide est-il un héros à aduler ou bien le symbole de l'émocratie régnante ("regardez ça : il suffit de faire un beau geste pour être reconnu") ? Seule consigne, dans ces cas-là (comme dans celui de la mort tragique de Mawda ou les tirs israéliens à Gaza): s'abstenir d'ajouter un commentaire, si l'on n'adhère pas complètement à l'une des doctrines qui s'époumonent et s'étripent dans le forum. Et surtout, ne jamais faire appel au recul, à la raison, à la saine critique, à la complexité des affaires humaines ! Au mieux, on se fera traiter de bisounours, de troll ou autre aménité, au pire on essuiera une bordée d'insultes d'autant mieux assénées que leur auteur se prend pour un chevalier à la fois blanc et omniscient. 
     
     Heureux, les fêlés, car ils laissent passer la lumière, murmure la 9e béatitude. A quoi répond l'Inquisiteur : "Celui-là seulement s’empare de la liberté des hommes, qui tranquillise leur conscience." Celui, celle qui croit savoir ne connaît pas de problèmes de sommeil…

dimanche 8 avril 2018

La vie ne meurt jamais


   

   Osons le politiquement incorrect : voici que commencent les vacances de Pâques, fête aux racines beaucoup plus anciennes que ce qu'elle signifie dans le monde chrétien, et ce n'est évidemment pas par hasard que les premiers croyants l'ont renouvelée en célébrant ce jour-là Jésus que la mort même ne put détruire. Les symboles sont importants. À Noël, au plein cœur de l'hiver, le sapin toujours vert assure que la vie, apparemment épuisée, résiste pourtant. À Pâques, l'œuf – matrice primale du vivant – rappelle notre origine, à nous humains, qui venons d'un ovule, petit œuf fécondé fécond.

   Chaque année, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous assistons au même miracle : la survenue du printemps. Miracle que seule l’habitude, issue de l’expérience, nous fait considérer comme évident, presque banal. Nous devrions au contraire être éberlués, ne pas en croire nos sens, tant il était improbable, il y a quelques semaines à peine, que cet arbuste noirci par le gel puisse porter des bourgeons ; que la terre durcie puisse autoriser la moindre petite plante à émerger. La sombre et longue nuit de l'hiver a couleur de la mort – et la mort, qu'est-ce, sinon le point final sans retour possible ? Vision binaire, si chère à notre société digitalisée : ceci ou cela, blanc ou noir, bien ou mal, vie ou mort. Le resurgissement puissant de la vie au cœur de la nature pulvérise l’alternative : « Le bourgeon est dans la feuille morte et la feuille morte est dans le bourgeon », dit la sagesse chinoise. Pas d'opposition, pas de césure ni de retour au même, d'ailleurs. Plutôt le lent, constant et mystérieux processus qui, depuis la naissance de l'univers, par apparitions et retraits, expansions et retraits, produit ce que l'on appelle la vie.

   La vie, en réalité, ne meurt jamais. Elle disparaît de notre vie, semble anéantie. Au vrai, elle se fraie des chemins nouveaux, elle se métamorphose et nul ne sait ni ou, ni quand, ni sous quelle forme elle va reparaître. La fleur qui éclot en ce printemps n'est pas identique à celle de l'an passé, et pourtant elle fleurit sur le même rameau. Juste à côté de la vieille branche desséchée, un nouveau surgeon déjà est promesse d'avenir.  Ce que nous appelons « mort » est peut-être comme l’œuvre au noir des alchimistes, cette dissolution de la matière inscrite dans le vivant dès sa naissance, indispensable à sa transformation. Naissance et mort sont les deux points entre lesquels s’enroule notre existence – et ils nous échappent absolument. Qui se souvient de son passage hors du ventre maternel ? Qui peut prétendre savoir ce qu’il en est du passage par la mort ? Personne, sans doute, si l'on s'en tient à la seule dimension biologique – et c’est bien sous ce mode réduit, prétendument le seul compatible avec la raison, que fonctionne notre société. Elle excelle à obturer désormais tout ce qui pourrait faire brèche vers les profondeurs : vers la tombe qui ensevelit, mais aussi vers le puits où murmure une source. Tout autant, elle peine à lever le regard vers le haut, sinon pour mesurer l'espace colonisable disponible. Quant aux bras grands ouverts, prêts à accueillir tout et tout le monde, ils auraient tendance à se replier frileusement. Quoi d'étonnant, dès lors, que l'on raille la croix, symbole chrétien, mais aussi les poètes, les humains épris d'idéal (quel que soit leur horizon) et les rêveurs, rêveuses de tous bords ?...

   Pourtant, qui n'a jamais rencontré de ces « morts-vivants », humains pétris de modernité, portant au plus obscur d’eux-mêmes, dans leur regard aussi, tristesse du dérisoire et désir de l'inaccessible étoile ? Et qui n'a un jour croisé un de ces « plus-que-vivants », femmes et hommes laminés par la perte – celle d'une espérance, d’un amour ou du sens de leur vie - mais qui, amputés, endeuillés, blessés, n’ont pas permis à la mort de transformer leur existence en tombeau ? Ceux-là, celles-là sont bien plus que résilients ! Ils et elles sont mus, au plus intime de leur chair, par la puissance même de la vie. Cette vie aussi improbable, aussi extraordinaire que le réveil printanier de la nature. Croyants ou non, ils savent le prix de la pâque, ce mot qui signifie en hébreu passage. Ils savent, parce qu’ils en ont fait l’expérience, que si la mort est dans la vie, l'on peut faire le choix de la seconde – et espérer mourir… vivants !

samedi 3 février 2018

Une leçon de démocratie



     Le secrétaire d'Etat d'un gouvernement démocratiquement élu élabore un projet de loi qui divise jusqu'aux partis au pouvoir. Deux journalistes aussi différents qu'Eddy Caekelberghs et Benjamin Maréchal sont temporairement suspendus d'antenne à la RTBF, radio de service public. Ces deux actualités, qui ne sont pas sans rapport l'une avec l'autre, continuent de faire l'objet de débats et d'analyses la plupart du temps contradictoires. Sur les réseaux sociaux, à côté des échanges argumentés déferlent les avis passionnés, les soutiens enthousiastes et les rejets coléreux. Bref, ça discute ! Dans les colonnes de ce journal, comme dans d'autres quotidiens et magazines, on peut lire des exposés sur des sujets de fond (la neutralité du journalisme, l'aide au développement, le lien entre école et économie…), écrits par des personnes qui ne sont pas nécessairement connues, dont on peut ne pas partager le point de vue, mais qui démentent ce qu'un préjugé a tendance à faire croire. Et c'est plutôt réjouissant : les citoyens pensent, ont de vraies opinions et les mettent en débat.

     Certes, on me dira que ça ne vole pas toujours bien haut. Et certes encore, on conviendra qu'il ne suffit pas de croire quelque chose pour que cela soit vrai. Lorsqu'un internaute affirme que la Belgique a accueilli 1 million de réfugiés et que ceux-ci représentent 10% de la population, on est dans le fantasme – et ce n'est pas anodin du tout, car faute de faire l'effort d'aller chercher les chiffres officiels, ce genre de fake new contribue puissamment à gangrener le débat. Mais enfin, à mille lieues d'une "neutralité" elle aussi fantasmée qui serait à l'enseignement ce que le bottin téléphonique est à un roman (comment un être humain pourrait-il être neutre, sinon à ne pas penser !), voici que des opinions argumentées s'invitent dans l'espace démocratique. Enfin !, ai-je envie de dire. Car l'honneur de la démocratie et de la laïcité – entendue au sens d'espace public ouvert à tous et toutes, sans que personne n'occupe toute la place – c'est de permettre l'expression publique de visions de la vie et du monde qui ne coïncident pas. Lorsque le discours – qu'il soit de droite, de gauche ou de n'importe où – se présente comme consensuel, raboté de toutes parts, quasi évident, c'est souvent le signe que la pensée est en sommeil. Ou, pire, que l'on est soumis, sans même en être conscient.es, à un pouvoir plus grand : celui du désir immédiat ou du confort léthargique, par exemple.

     Les citoyen.nes n'ont plus de convictions ? Allons donc ! Peut-être celles-ci s'étaient-elles assoupies tant qu'il ne s'agissait pas situations qui touchent de près la vie quotidienne : les ravages de la guerre au Mali n'ont pas provoqué des vagues d'indignation. Mais que ces mêmes guerres amènent chez nous des exilés, que l'on n'entende plus quotidiennement la voix de son journaliste favori, qu'une modification radicale de l'école touche les enfants et voici que les questions vous prennent de plein fouet, interrogeant les valeurs, les croyances et ces convictions qu'on croyait réservées aux soixante-huitards. Impossible de rester neutre, d'observer les débats comme l'arbitre au tennis du haut de sa chaise.
C'est salutaire. Et difficile. Car, sauf à dire que tout se vaut et que chacun.e a bien le droit de penser ce qu'il/elle veut, il va falloir s'informer, écouter,  argumenter sans écraser, nuancer, se remettre en question, peut-être. Être à la fois ferme et ouvert.e. Oser aller le plus loin possible, par-delà les appartenances, jusqu'à rejoindre ce qui est notre socle le plus profond, ce qui nous fonde en tant que personne, en tant qu'humain. Et lorsqu'on en arrive là, il se peut que le dialogue ne soit plus possible. Parce que le choix est radical : il touche à la racine de notre être. Ainsi : la loi doit-elle être appliquée parce que c'est la loi ? Ou bien peut-elle être seconde par rapport à la situation singulière dune personne ? Finis, ici, les slogans, les réponses simplistes et évidentes. Aujourd'hui et à ce sujet, des magistrats, des scientifiques (censément objectifs par nature) écrivent des cartes blanches, livrent… une opinion. Signe que notre démocratie n'est pas moribonde.

     Il va falloir, d'urgence, éduquer nos jeunes à penser, penser vraiment, en dehors d'un like ou no like sur Facebook. Leur apprendre l'art du débat, de la controverse et de l'argumentation – bien plus loin qu'un exercice de dissertation. Les aider à s'enraciner afin qu'ils ne soient pas esclaves des algorithmes et de leurs seules pulsions. Si les adultes redécouvrent le sens et l'utilité du débat, alors, peut-être pourrons-nous leur parler en vérité de la démocratie. 

     Et vous, que pensez-vous de tout cela ?