mercredi 16 avril 2014

Et pendant ce temps-là...

    L'inconscience est, avec la bêtise et l'entêtement, la chose du monde la mieux partagée. L'extraordinaire Apocalypse 14-18, de Clarke et Costelle, nous en fait la triste démonstration : tandis que le Keiser fourbit ses armes, à Paris les élégantes minaudent aux terrasses ; et une fois la boucherie achevée, les alliés imposent au vaincu un traité qui ne pouvait que préparer le pire. Entre les deux guerres, les "années folles" où l'on chante à tue-tête Tout va très bien, madame la marquise! Il est facile de réécrire le passé, de souligner les erreurs commises, de s'indigner de tant de légèreté. Au moins peut-on espérer en tirer quelque leçon. Les atrocités qui ont ensanglanté le XXe siècle nous ont contraints à penser autrement les rapports entre nations et à préférer l'obscure diplomatie à la force des canons. Progrès, sans aucun doute!

    Mais alors, d'où vient ce malaise  mal identifié, diffus, qui alimente une forme de désenchantement et trouble l'espérance en l'avenir ? Peut-être du sentiment que l'on peut avoir d'être conviés à un spectacle permanent – alors même que le feu couve en coulisse. Un premier ministre accueille en grande pompe, peluche sous le bras, deux ursidés simplement prêtés par la Chine et la foule se presse pour saluer leur arrivée. Qu'à cela ne tienne : un bourgmestre décide du coup de se déguiser en panda pour faire passer son message politique. Au nom de la sacro-sainte relance, une délégation politico-économique fait les yeux doux aux Emirats, reléguant les cheffes d'entreprise (pourtant déjà habillées de noir) derrière un paravent. On peut se demander ce que pensent la Chine et les Emirats de tant de compréhension !.. Elections aidant, les promesses pleuvent comme la manne sur le désert où le peuple se traîne. Et pendant ce temps, on cherche désespérément comment un avion de ligne et ses passagers a pu s'évaporer, alors que les communications téléphoniques du citoyen lambda sont, paraît-il, prises dans un filet de surveillance. Mais ne nous inquiétons pas : tout va bien, la reprise est, sinon là, du moins pour bientôt.

    Il est toujours intéressant de prendre des chemins buissonniers. On y fait des découvertes : celle, par exemple, d'une étude financée par la NASA qui indique, avec le plus grand sérieux et arguments à l'appui, que notre civilisation pourrait disparaître dans les décennies à venir. En cause : l'exploitation insensée des ressources et... l'écart insupportable entre riches et pauvres. On s'en doutait, mais que ce soit une organisation peu suspecte de gauchisme virulent qui tire la sonnette d'alarme, voilà qui mérite qu'on s'y arrête – et qui relègue au niveau du bac à sable nos querelles linguistico-clochemerlesques.


    Il y a peu, deux cents personnes se sont réunies à Louvain-la-Neuve en un colloque coorganisé par Entraide & Fraternité et l'UCL, consacré à l'engagement des chrétiens au service de la justice. L'événement n'a pas suscité l'intérêt des médias – pas assez pipole ! Et pourtant, on a pu y entendre des voix, des grandes, de celles qui vous remuent jusqu'au fond. Des hommes, des femmes venus du Brésil, du Congo, de Thaïlande, de chez nous aussi, évêques, professeur(e)s d'université, tous engagés sans retour au service des plus pauvres. Des hommes et des femmes de combat pacifique, exigeants, à la parole tranchante, à mille lieues des compromis et d'un certain pragmatisme qui permet d'avaler toutes les couleuvres. Des hommes et des femmes qui n'ont pas renoncé à l'espérance d'un monde meilleur. Mais à les entendre, là encore on ne peut que se dire qu'il est grand temps d'ouvrir les yeux et d'aller voir ce qui se passe derrière le décor. On ne pourra pas indéfiniment sacrifier les plus pauvres sur l'autel du foot, du pétrole ou de nos envies. On ne peut pas imaginer bâtir sa prospérité au prix du malheur de millions d'êtres humains. On ne peut pas faire de la politique comme si l'on était dans une émission de télé-réalité. Ils sont nombreux, les hommes et les femmes, jeunes et vieux, ici et très loin, à en être convaincus. Et ils ont raison d'espérer : un spectacle, si beau soit-il, n'est rien sans la ruche vaillante et anonyme qui, loin des spots, permet qu'il ait lieu.