dimanche 5 novembre 2017

L'esprit, l'avocat et l'assassin




    Il fallait bien que quelqu'un ose.
   Il fallait bien que quelqu'un ait le courage d'affronter à la fois la noirceur la plus abyssale et aussi les réactions de répulsion et de haine que cette noirceur inspire.
   
   Bruno Dayez, éminent juriste et humaniste tout autant, a eu cette audace et ce courage. Il a annoncé qu'il reprenait la défense de Marc Dutroux en vue sa libération dans les cinq ans. Impensable, indécent, insultant pour la mémoire des victimes : les qualifications les plus rudes n'ont pas manqué de fuser (avec, en prime, quelques menaces) pour lapider celui qui a franchi la ligne rouge tacite - celle qui sépare, sans aménagement possible, les honnêtes gens des criminels en envoyant ceux-ci derrière les barreaux comme autrefois on les jetait dans des culs de basse fosse, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

   On ne vit plus au Moyen Age et en Belgique comme en beaucoup d'autres démocraties, la peine de mort n'existe heureusement plus. Pour autant, la condamnation à perpétuité avec, éventuellement, mise à disposition du gouvernement veut signifier la reconnaissance, par la justice, du mal infligé aux victimes et à la société toute entière. Cela, c'est la lettre et l'esprit de la loi : dura lex, sed lex. Si la Justice est représentée les yeux bandés, c'est bien pour symboliser sa volonté de ne pas se laisser influencer par qui ou quoi que ce soit, sinon la recherche d'équité. Cela signifie-t-il pour autant que, le crime étant jugé et le criminel soustrait à la vie publique, on peut passer à autre chose ? Ce n'est pas l'avis de celles et ceux, représentant-es du peuple, qui un jour votèrent en faveur d'une possibilité de libération conditionnelle, encadrée par des conditions drastiques, au terme d'une procédure longue et difficile - et après des années d'emprisonnement de plus de 20 ans. Ce qui a inspiré cette disposition? On pourrait appeler cela le refus de désespérer d'un être humain, quoi qu'il ait fait, si abjects soient les actes qu'il a commis. Voter ce genre de disposition, la faire entrer dans un cadre légal, c'est affirmer sans ambiguïté que la loi, si pertinente et justifiée soit-elle pour sanctionner des délits, ne peut jamais préjuger de ce que deviendra un être humain. En cela, la grande justice fait preuve d'humilité, car elle ne s'arroge pas le droit – réservé à Dieu ! – de rayer définitivement du livre des vivants un homme ou une femme même détestable.

   Marc Dutroux sortira-t-il un jour de prison ? La question, on peut le comprendre, ouvre un gouffre béant sous les pieds des familles des victimes. Et indéfectiblement, l'on ne peut que les accompagner dans leur souffrance infinie. Mais si "la loi, c'est la loi" et que la loi s'applique à tout citoyen (ce que l'on peut espérer en démocratie), alors la question peut être posée à propos de celui qu'on a appelé l'ennemi n°1. Bruno Dayez n'est pas don Quichotte : il a immédiatement précisé qu'il demanderait une nouvelle expertise psychiatrique. Entendons : si la dangerosité de l'individu devait être avérée, elle barrerait sans doute la suite de la procédure en vue d'une éventuelle libération. Mais en secouant l'opinion publique avec le cas Dutroux, c'est tout notre rapport à l'emprisonnement que le juriste éveille – et pas seulement pour l'assassin des fillettes. Comment nous accommodons-nous de ce que tant de détenus croupissent dans des conditions indignes d'un pays civilisé ? Et plus profondément, quelle est notre vision de l'être humain ? Y a-t-il des humains définitivement perdus, définitivement inamendables ? Le mal subi, si effroyable et destructeur soit-il, donne-t-il le "droit" de priver définitivement d'avenir une personne alors que les règles de droit peuvent l'envisager ? Etc.


   Il fallait bien que quelqu'un ose poser ces questions. Des questions que l'on préfère évacuer ou bien réserver à des séminaires de philosophie ou d'éthique du droit. Des questions qui divisent, dérangent, exacerbent les passions – bref, de bonnes questions parce qu'elles nous offrent l'occasion de nous interroger sur ce qu'il en est de notre propre rapport à l'humain. 

[Cette chronique est parue dans le journal "Dimanche" n° 39 du 05 novembre 2017]