lundi 3 août 2015

Ultime fragilité


    Il fut un temps – pas si lointain – où les enfants étaient vraiment conformes à l'étymologie de ce mot : in-fans, celui/celle qui ne parle pas. Non qu'ils fussent muets, simplement, ils n'avaient pas droit à la parole. Tais-toi quand les grands sont à table ! On se tait quand le professeur parle ! Je sais mieux que toi ce qu'il te faut ! Ne pose pas de question ! A priori, la parole d'un enfant avait peu de crédibilité, surtout lorsqu'elle exprimait une souffrance, un sentiment négatif. Tu t'ennuies ? Tu n'as qu'à lire... Tu as mal ? N'y pense plus et ça va passer... Tu n'aimes pas ton petit frère ? Tu es une vilaine fille... La fragilité de l'enfant était sans doute reconnue, mais l'on considérait que s'il était en bonne santé, mangeait, dormait et était vêtu correctement, il n'y avait plus qu'à attendre qu'il atteigne "l'âge de raison", puis l'âge adulte pour se voir enfin reconnu comme une personne à part entière.
    Cela, c'était avant Françoise Dolto qui, dans la lignée de Célestin Freinet, Maria Montessori et quelques autres "jardiniers d'enfants", prit le parti d'être toute oreilles, comme elle disait, d'écouter les petits comme Freud le faisait avec des adultes. Grâce à elle, les adultes ont découvert que l'enfant est porteur d'une parole, qu'il est capable d'exprimer ses affects, ses besoins, ses désirs. Cela a rendu beaucoup d'éducateurs mieux-veillants vis-à-vis des petits et désormais il n'est plus à prouver qu'un enfant que l'on prend au sérieux (je n'ai pas dit : que l'on prend pour un roi !) s'enracine mieux dans la vie. Bien accompagnée, sa fragilité n'est plus source d'angoisse pour lui, mais au contraire occasion de se découvrir capable d'inédit. Réjouissons-nous de ce progrès réel dans les relations humaines !
    Peut-être devons-nous aujourd'hui nous atteler à un nouveau chantier : celui de (re)penser la relation aux personnes âgées. La dernière étape de la vie est, elle aussi, grandement marquée par la fragilité : le corps se défait peu à peu, les forces diminuent, la vivacité d'esprit tend à ralentir, voire à se brouiller complètement. Ne dit-on pas de certains vieillards qu'ils "retombent en enfance" ?.. Cela se peut, en effet et en soi, cela ne devrait donc susciter que tendresse et bienveillance. Est-ce parce que leur aspect n'a plus la fraîcheur du printemps plein de promesses ? Ou parce qu'ils tendent à leur entourage le miroir de ce qu'il redoute pour lui-même ? Force est de constater que si, de manière générale (mais avec encore de trop nombreuses et hideuses exceptions), l'on veille davantage au confort et au bien-être matériel des personnes âgées, leur parole est souvent considérée comme celle d'un in-fans, c'est-à-dire qu'elle ne mérite pas d'être écoutée. On leur parle, oui, mais comme l'on parlait aux enfants avant que Madame Dolto ne les prenne au sérieux. Alors, on n'a pas encore fait son petit pipi? Comment, ça, vous n'aimez pas la crème vanille? Eh bien alors, vous n'aurez pas de dessert. Cessez donc de vous plaindre tout le temps de vos maux de tête ! Le docteur a bien dit que vous n'aviez rien... Vous ne devriez pas pleurnicher comme ça quand votre fille vient vous voir : vous pensez qu'elle n'a pas de souci plus sérieux ?
   Phrases réellement entendues. Et images réelles, aussi, que celles de ce vieux monsieur qui attend près d'une demi-heure après le dîner que l'on pousse son fauteuil roulant vers sa chambre ; celle de cette dame, ancienne professeure, calée elle aussi en fauteuil devant une télé qui débite des séries vieilles de 25 ans ; de celle qui voudrait apprendre à se servir d'une tablette pour pouvoir garder un lien avec ses proches et à qui l'on répond invariablement qu'elle est trop vieille pour ça. Heureuses, les têtes blanches qui peuvent compter sur la présence régulière, aimante, chaleureuse de leur famille, celles "qui ont de la visite", qui fêtent leur anniversaire avec leurs proches, à qui l'on tient la main jusqu'au dernier souffle. Il n'est pas sûr qu'elles soient la majorité, à l'heure où s'annonce la "révolution grise"...
    Lorsque l'on ne parlait pas avec enfants, on méprisait leur potentiel d'avenir. Lorsqu'on ne parle pas avec les vieux, c'est l'expérience du passé que l'on méprise. C'est aussi, à bien y réfléchir, une forme de suicide, s'il est vrai qu'il n'y a d'à-venir qu'enraciné dans ce qui s'est vécu.