dimanche 7 avril 2024

Après la "malbouffe", la "malthérapie ?"

 

Le personnel hospitalier n’a pas, comme les agriculteurs, de grosses machines capables de créer des embouteillages et de bloquer des accès d’autoroute. Médecins et infirmières n’ont pas des voix assez puissantes pour se faire entendre des gouvernants ni pour attirer les médias qui pourraient leur consacrer des heures entières d’émissions, de débats et de reportages. Dans une société où il faut de plus en plus crier pour se faire entendre, le rapport de force est décidément inégal.

Pourtant, le monde agricole et celui des hôpitaux ont bien des choses en commun.  Leur métier subit des contraintes grandissantes ; il se déglingue d’année en année malgré la bonne volonté de celles et ceux qui l’exercent. Autre point commun : santé et alimentation ne sont pas étrangères – tant s’en faut. Et même si ce n’est pas un besoin quotidien comme le manger, pouvoir être soigné est lui aussi un besoin essentiel. On connaît déjà la « malbouffe » ; irons-nous demain vers la « malthérapie » ? Vers une médecine rationalisée comme le sont les élevages ?

En commun, encore, la raréfaction de la relève. Ici des fermes disparaissent, faute de repreneurs ; là, prendre rendez-vous chez un spécialiste relève d’un long et incertain parcours du combattant. Et que dire des patients qui cherchent en vain un médecin généraliste ? « J’adore mon métier, mais franchement je suis soulagée d’arriver à la pension », témoigne cette infirmière hospitalière qui a choisi de travailler la nuit « pour ne plus subir le stress constant du boulot en journée ». Soyons clair : il n’y a que dans les séries médicales télévisées que l’on peut voir soignants et toubibs disposant d’assez de temps pour s’assoir au chevet des patients ou réfléchir, des heures durant, afin de trouver la cause d’une affection (sans compter le temps consacré à leurs idylles amoureuses !). Dans ce triste tableau pourraient encore figurer le monde de l’École et celui de la Justice. Le tribunal de la famille à Bruxelles va tourner au ralenti durant trois mois en raison du nombre insuffisant de greffiers et l’on ne compte plus le nombre d’heures de cours en déshérence parce qu’il n’y a personne pour les donner.

Au fond, la colère et la détresse de bien des agriculteurs sont le symptôme d’un mal plus profond qui touche à ce qui nous fait humains, un mal plus difficile à nommer au fur et à mesure que l’on se rapproche précisément du cœur de cette humanité. Les revendications du monde agricole portaient essentiellement sur l’impact des normes imposées et sur les bénéfices insuffisants eu égard au travail investi. Lorsqu’on écoute les actrices et acteurs des « métiers de l’humain » – soigner, éduquer, réguler et juger les relations sociales… –, ce n’est même plus l’aspect financier qui est le plus souvent évoqué, même s’il est aussi indigne de sous-rémunérer un éleveur qu’ une aide-soignante ou un instituteur si l’on considère les responsabilités qui sont celles des deux dernières catégories. Apprendre à écrire à un enfant, mener un ado vers l’âge adulte, laver un senior dément, rassurer une malade, clarifier la garde d’une fratrie lorsque les parents se séparent : qui osera prétendre que ce sont là des actes anodins, sans conséquence, que l’on peut expédier comme on envoie un courriel ? Des actes que l’on peut rationaliser afin de tendre à l’efficience maximale ? Des actes qu’un individu peut assumer seul même s’il en faudrait deux de plus ?

L’intelligence artificielle progresse et ce peut être (on l’espère !) un plus pour la médecine ou la Justice. Reste qu’aucune IA, aucun robot anthropomorphique ne peut apporter ce que seul un être humain peut offrir : la présence, l’empathie, le soin, l’écoute, la reconnaissance d’autrui comme soi-même. Cela demande du temps, une vraie puissance d’être, des ressources humaines en permanence. Et c’est, comme tout ce qui touche à l’avenir de notre société, un choix.