dimanche 1 novembre 2020

Éloge de la bienveillance

 

   En 1980, le cinéaste Alain Resnais réalise un film étonnant : Mon oncle d'Amérique. Si bien ficelé fût-il, sans doute ce film aurait-il fini dans l'oubli. Mais voilà : à plusieurs reprises, le réalisateur appuie sur la touche "pause" et apparaît alors à l'écran, comme un acteur demeuré en coulisses, le professeur Henri Laborit, éminent neurobiologiste, auteur, entre autres, du livre Éloge de la fuite. Il explique le fonctionnement du cerveau humain – et voici que, l'espace de quelques instants, l'intrigue du film devient comme le support d'un cours où nous est donné d'explorer nos comportements les plus archaïques.

   Revoir ce film dans le contexte qu'impose la pandémie donne décidément à penser, car si grands soient les changements qui se sont produits en 40 ans, nous demeurons, comme tous les mammifères, rivés à la recherche du plaisir et fuyons autant que faire se peut ce qui est douloureux, frustrant, anxiogène. Les rats de laboratoire que l'on peut voir dans Mon oncle d'Amérique en font la démonstration. Mais que se passe-t-il lorsque, comme un rat, nous nous trouvons coincés ? Trois comportements sont alors observés, explique Henri Laborit : la lutte (agressivité), l'évitement (fuite), l'inhibition (paralysie). Seule la partie la plus récente de notre cerveau (le néocortex) permettrait de prendre en compte la complexité de la situation, d'imaginer de nouvelles solutions, mais le plus souvent, il se contente de justifier rationnellement les comportements "viscéraux".

   Le coronavirus a déferlé comme une vague sur nos sociétés : menace, danger, contraintes et restrictions ! "Veux pas le savoir. Fake news. Complot", répètent les tenants de l'évitement. "Pas bouger. Se terrer. Attendre que ça passe", murmurent les angoissés lovés dans leur cabane protectrice. "Gagner la guerre. Anéantir le virus. Résister", clament les autorités politiques. Stratégie de lutte sans concession, agressive donc. En soi, face à un ennemi aussi vicieux et nocif, sans doute est-ce la meilleure des stratégies – au niveau collectif en tout cas. Mais au fil des mois, sur cette caisse de résonance sans filtre que sont les réseaux sociaux, sur le terrain aussi, se multiplient des comportements individuels eux aussi agressifs. Comme s'il fallait trouver un dérivatif à cette colère qui ne peut s'exercer directement contre le virus (que peut un individu isolé, sinon se protéger ?).

   Oui, anxiété et inconfort engendrent des frustrations qui se manifestent de façon violente. Violence réelle, lorsqu'un vigile de magasin ou un chauffeur de bus se prennent un coup de poing pour avoir rappelé à l'ordre une personne qui refuse de porter le masque. Violence symbolique, plus fréquente, envers qui fait le moindre écart, involontaire parfois, par rapport à ce qu'il est désormais politiquement correct de penser ou simplement, se pose des questions. Tout se passe alors comme si le visage, c'est-à-dire la réalité d'autrui, était eux aussi "masqués" jusque dans la pensée et la communication. Et vas-y que je te sermonne, te fasse la morale, joue les pères indignés. En quelques dizaines de caractères, bien sûr – c'est la loi du genre et ça percute d'autant mieux. Beaux exemple de mansplaining, aussi ! Le mansplaining, concept féministe, désigne une situation où un homme se croit devoir expliquer à une femme ce qu'elle sait déjà, sur un ton le plus souvent condescendant…

   Le virus s'est installé pour un bon bout de temps, paraît-il. Lors du premier confinement, beaucoup ont répété (et cru) que la crise créerait un électrochoc, que rien ne serait plus pareil après. On peut l'espérer, mais à l'heure actuelle, franchement, cela relève encore de la belle velléité. Et nous revoici plongés au cœur d'une vague encore plus mauvaise . Alors peut-être va-t-il falloir mobiliser nos ressources intimes, celles de notre être intérieur.  Décider de réapprendre à vivre ensemble, avec bienveillance. Oui, la bienveillance, d'abord et toujours. Pour ne pas se tromper d'ennemi. Pour voir, avec le cœur, le visage qui toujours existe derrière le masque.

vendredi 21 août 2020

Malheur aux âmes grises ?

 


   Sale époque pour l'inconscient ! Identifiée par Sigmund Freud au début du siècle passé, cette part de nous demeurée enfouie et difficilement accessible, bric-à-brac de pulsions, d'expériences refoulées et autres démons du logis a d'emblée inspiré crainte et méfiance. S'il est, en certaines circonstances, guidé par cet inconscient, voici l'être humain délogé de son trône de pure et claire raison ; le voici qui se rapproche des animaux ; le voici – ô horreur ! – délié pour une part de cette fameuse responsabilité qui en faisait un pécheur au long cours. Pour beaucoup d'hommes et de femmes, cependant, oser entreprendre ce travail de "constat loyal" (comme l'appelait Freud) a été un chemin de vraie libération. Pouvoir mettre des mots sur ce que l'on ne peut dire (mais que souvent dit le corps), exhumer au grand jour les expériences, douloureuses pour la plupart, qui, faute de pouvoir être pensées se travestissent en comportements déviants, incompréhensibles, c'est comme trouver la clé de la porte d'une prison invisible. Le travail d'analyse est long, difficile, décapant, mais pour beaucoup de celles et ceux qui s'y sont engagés, ce fut un travail de naissance, d'engendrement à eux-mêmes. De saine humilité, aussi.

   Aujourd'hui, c'est l'inconscient lui-même qui se trouve refoulé. Place aux sentences souveraines censées aider à la construction d'un bonheur individuel ! Lire une philosophe, dans les colonnes de ce journal, poser comme une évidence que "trop aimer, cela fait des tarés pervers ; pas assez aimer, cela fait d'autres tarés pervers", c'est recevoir en pleine face la violence méprisante du déni : qui donc peut se targuer d'aimer avec justesse, toujours et partout ?  Place à la pleine conscience ! Étudier, manger, prier, regarder une œuvre d'art : toute action, quelle qu'elle soit, acquiert une intensité et une bienfaisance accrues grâce à la Mindfullness. Je ne suis pas experte en la matière et écoute avec intérêt celles et ceux qui pratiquent cette forme de méditation. Reste qu'habiter avec allégresse les pièces principales de la maison est une chose ; s'aventurer dans l'obscurité de la cave, du grenier et de la remise au bout du jardin en est une autre. On peut voir en cette posture une forme de confinement paradoxal dans la belle raison pensante (comme si l'être humain n'était pas infiniment plus complexe!) et dans une morale qui ne dit pas son nom, celle du bien et du mal dont l'individu est le souverain juge. Si tu es malheureux, c'est de ta faute, c'est que tu le veux bien puisque tout est à ta disposition pour que tu construises ton propre bonheur. Malheur aux âmes grises !  Comme s'il n'y avait qu'à…

   Et l'on peut voir s'installer aujourd'hui l'inconscience, forme abâtardie de l'inconscient : on ne voit pas ce qui se passe, non parce qu'on ne le peut pas, mais parce que cela demanderait un effort et une lucidité qui ne paraissent pas indispensables. Comment expliquer autrement que par cette inconscience le fait que ce soit sur les réseaux sociaux que s'exprime le malaise grandissant de tant de personnes au milieu de la crise sanitaire que nous vivons ? C'est ainsi en effet qu'il est de bon ton de l'appeler : crise sanitaire, qui touche à notre santé biologique et se situe donc dans le cadre médical et hygiéniste. Et les autorités de s'entourer d'experts ferrés en ces disciples. Une seule personne, au sein du GEES (groupe d'experts du déconfinement), vient du secteur non marchand et elle témoigne avec franchise de ce que "dans la plupart des réunions, les questions sociales passent en dernier, avec peu de temps pour échanger". Entendons : les questions qui touchent à la santé mentale, à la maltraitance ou à la précarisation ne sont pas jugées aussi importantes que les problèmes économiques. S'imagine-t-on vraiment que le bouleversement quotidien que vivent tant de personnes soit sans effet ? Qu'il suffit de "règles de bon sens" pour susciter l'adhésion ? Que l'on peut masquer les symptômes de souffrance et la souffrance réelle comme l'on masque un visage ? Sigmund, reviens ! Nous devenons fous…


dimanche 21 juin 2020

Il est sorti !


   La religion catholique vit aujourd'hui une crise profonde. Mais ce qui est en train de s'effacer, ce n'est peut-être pas la Parole, source de vie pour les humains, mais un discours auquel on la réduite et des pratiques dont le sens s'est perdu. Si elle n'est pas dans la chair, la foi finit par s'épuiser.

   En mettant au jour les processus qui ont contribué à l'émergence de la crise, Myriam Tonus ouvre un espace pour penser l'avenir de la foi. Nourrie par l'écoute des textes bibliques, elle en offre dans ce livre une lecture à la fois fidèle et résolument ancrée dans le monde tel qu'il est.

"Avec pertinence et profondeur, Myriam Tonus conduit le lecteur jusqu'à un point où il lui faut écouter et prendre la parole, c'est-à-dire exister."  
Mgr Albert ROUET, extrait de la préface.



L’Évangile dans la chair, éditions Jésuites, 2020, 196 p., 18€.

jeudi 18 juin 2020

A consulter !


   Maurice Bellet a nourri longtemps de l'inquiétude par rapport au sort qui serait réservé, après sa mort, aux milliers de feuilles manuscrites qu'il conservait chez lui et dans son bureau. 

  En 2015, Jean-Pierre DELVILLE, Evêque de Liège (Belgique) et grand admirateur de Maurice, m'avait posé la même question. Comme je lui répondais qu'aucune réponse ne pouvait y être apportée, il me suggéra de contacter  en son nom l'ARCA qui est, au sein de l'Université de Louvain-la-Neuve, le Centre d'archives du monde catholique. 

  Ce fut la rencontre extraordinairement heureuse d'un double désir : celui de Maurice Bellet de voir son oeuvre préservée de la dispersion et de l'oubli, celui de l'Université d'accueillir dans ses fonds d'archives l'oeuvre d'un théologien de haute tenue. Le premier fut immensément ému de cette reconnaissance et c'est ainsi que 6 mois après son décès, un imposant dépôt de caisses (suivi de deux autres apports) était opéré à Louvain-la-Neuve. 

   Grâce au travail minutieux du directeur de l'ARCA et de son épouse,  archivistes chevronnés, tous les documents ont été recensés, classés, numérotés. Le répertoire final compte près de 60 pages, recensant non seulement les manuscrits de livres et conférences, mais également des fichiers vidéos et audio, des photos, ainsi que des documents personnels (cahier scolaire, carnet de méditations...) et un nombre impressionnant d'inédits - y compris des scénarios de films ! Déjà, des étudiants et chercheurs de l'UCL ont demandé à consulter certaines de ces archives.

   Le répertoire est désormais en ligne est peut être consulté à l'adresse suivante : 


Cela vaut la peine d'aller y faire un tour, histoire de prendre la mesure de l'incroyable créativité de Maurice Bellet !

Myriam Tonus
juin 2020




vendredi 12 juin 2020

Vient de sortir !

   "La religion catholique vit aujourd'hui une crise profonde. Mais ce qui est en train de s'effacer, ce n'est peut-être pas la Parole, source de vie pour les humains, mais un discours auquel on la réduite ou des pratiques dont le sens s'est perdu. Si elle n'est pas dans la chair, la foi finit par s'épuiser. En mettant au jour les processus qui ont contribué à l'émergence de la Crise, Myriam Tonus ouvre un espace pour penser l'avenir de la foi. Nourrie par l'écoute des textes biblique, elle offre dans ce livre une lecture à la fois fidèle et résolument ancrée dans le monde tel qu'il est."
(Extrait de la préface d'Albert Rouet)

L’Évangile dans la chair, éditions Jésuites, 196 p. , 18€

lundi 11 mai 2020

La vie... Quelle vie ?




     En temps de crise, plus moyen de se mettre la tête dans le sable : il s'agit d'affronter les faits dans leur brutalité… et d'essayer de faire du sens avec cela. Tout remonte à la surface, alors : la générosité la plus grande et l'égoïsme le plus bas, le courage et la panique, questions de vie et questions de mort. Autant dire que le sens de la nuance, de la critique et du recul a tendance à se faire rare. Surtout si, comme c'est le cas dans la plupart journaux parlés et télévisés, un sujet unique en forme de virus phagocyte tout l'espace. Que se passe-t-il en Afrique, dans les camps de réfugiés, dans les territoires palestiniens, en Syrie ? Où en est la menace de tremblement de terre qui alerte le Japon ? Comment vit-on à Haïti, lorsqu'on doit cumuler famine et épidémie ?... Bonté divine, le monde ne s'est pas arrêté de tourner parce que Covid-19 a fondu sur la planète ! Confiner les corps est pénible ; laisser se confiner les esprits est effrayant.

      Mais, répète-t-on à l'envi, c'est qu'il s'agit de protéger la vie des personnes les plus fragiles. Que l'on me permette, à moi qui fais partie de cette catégorie (71 ans quand même), de dire que cette protection, je ne la demande pas et ne comprends pas au nom de quoi l'on me protège contre mon gré. J'ai la chance d'avoir une excellente santé, pas de pathologie connexe et connais mieux que personne mes limites. Aucune envie de jouer les kamikazes. Mais toutes les personnes retraitées le savent : ce qui maintient en forme, en vie, en jeunesse de cœur, ce sont les activités et les contacts sociaux. Les" temps pleins bénévoles", on connaît ! Nos enfants sont bien contents de nous voir autonomes, pleins de projets, capables de voyager seuls, n'ayant pas à trop à se soucier de nous au quotidien. Et voici qu'il leur est demandé – comme à toute la société – de se tenir loin de nous… pour notre bien. Cette soudaine sollicitude, j'ai du mal à y croire. C'est aussi ce qu'on dit à tous ces vieux que l'on place en maison de repos : "C'est pour ton bien !". La crise, là encore, a arraché un masque qu'il sera difficile de replacer.

      Qui a le droit de décider si je puis ou non risquer de mourir ? Enfin, façon de parler, parce la mort est la seule réalité dont nous soyons absolument sûrs et elle se rapproche au fur et à mesure que l'on vieillit. Si l'on devait me protéger d'un AVC, du cancer, d'une fracture du col du fémur ou d'un infarctus, il n'y aurait plus qu'à m'enfermer définitivement. Et encore : ça ne m'empêcherait pas de mourir. Et si c'était lui, le virus caché derrière le virus, tapi au cœur de nos liturgies médiatiques et des discours scientifiques érigés en raison philosophique ? Si c'était la peur de mourir ? La peur de perdre ? L'anxiété, ce poison qui ne sait où se fixer et dont on se protège, pense-t-on, en se vaccinant contre la vie elle-même?

      Et c'est quoi, la vie ? Un ensemble extraordinairement complexe de processus biologiques, bien sûr, que l'on cherche à conserver, protéger, réparer si nécessaire.  Mais la vie, c'est aussi plus que la vie. Une vie proprement humaine nous est donnée par nos interactions avec l'environnement. Les biologistes eux-mêmes l'assurent : nous sommes ce que les autres font de nous (Henri Laborit), je peux dire "je" parce qu'on m'a dit "tu" (Albert Jacquard).  Alors, quelle vie protège-t-on aujourd'hui ? La réponse est claire : c'est ma vie biologique, qui va de toute manière vers sa fin. J'aimerais, plus que tout, "mourir vivante", c'est-à-dire habitée encore de cette palpitation et de ce souffle que nourrissent jour après jour les liens avec autrui, les rencontres, les paroles échangées. Ce désir, c'est ma liberté, mon choix – que je n'impose à personne. Ma fille est morte à 27 ans, jeune maman tuée par un automobiliste ivre. Cela, c'est l'absurde, la dé-création, ce qu'il faut absolument combattre. Moi, je suis dans la dernière partie de ma vie et j'aimerais qu'on me laisse la possibilité de la vivre pleinement.  Et qu'on me respecte assez pour prendre en compte ce souhait.

lundi 30 mars 2020

C'est la crise ? Profitons-en !




    Crise de l'environnement, crise du coronavirus, gouvernement de crise : le mot évoque spontanément un état de tension exceptionnelle, potentiellement dangereux, qu'il s'agit de gérer au plus vite et au mieux. Une crise de foie n'a rien d'anodin et la crise de nerfs appelle un apaisement pour soi… et pour l'entourage. Dans son acception commune, cependant, la crise représente un moment passager, après quoi la situation revient à la normale – on peut l'espérer, du moins.

    Est-il donc bien approprié de parler de "crise de l'environnement" ? Certains voudraient le croire et cultivent un optimisme qui résiste à toute épreuve, y compris celle de la réalité des faits. Or, les espèces animales et végétales éteintes ne réapparaîtront pas par enchantement ; la banquise et les glaciers ne se reconstitueront pas en quelques années – si tant est qu'ils se reforment jamais.  Quant à la crise sanitaire, d'ampleur planétaire, provoquée par le coronavirus, il est à parier, à espérer même, qu'elle se prolongera symboliquement au-delà de la disparition du virus. Car c'est une "crise" au sens biblique du terme, c'est-à-dire un moment qui met au jour les enjeux très radicaux et nous oblige à un constat loyal. Telle est en effet la signification de krisis, malencontreusement traduit le plus souvent par "jugement". Si jugement il doit y avoir c'est au sens non pas judiciaire, mais de discernement entre le vrai et le faux, entre ce qui sert la vie et ce qui détruit.

    Que n'a-t-on pas vu et entendu, ces dernières semaines… Des politiques qui se chamaillent dans le bac à sable de leurs intérêts partisans, alors même que les scientifiques (comme dans le cas de l'environnement) tirent la sonnette d'alarme ; et une première ministre qui, elle, fait preuve d'un grand sens du bien commun, conjuguant fermeté et bienveillance.  Des citoyens qui dévalisent littéralement les rayons des magasins (y compris celui des chips et des cotons-tiges !), sourds aux messages qui répètent en boucle qu'il n'y a pas de pénurie ; et d'autres qui se proposent de faire les courses pour des personnes isolées. Des certificats médicaux qui pleuvent sur le bureau de certains employeurs et des hommes et des femmes qui continuent de se lever chaque matin pour que non seulement les hôpitaux mais encore la poste, les banques, les pompes à essence, les mutuelles, l'accueil des personnes handicapées continuent de tourner. De braves gens qui téléphonent à la police pour signaler qu'il y a trop de bruit chez leur voisin (rassemblement suspect !) et des jeunes qui se retrouvent en continu via des plateformes numériques.  Des personnes à qui le confinement confirme ce qu'elles savaient déjà, à savoir qu'elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes et des familles où l'on découvre le plaisir de jouer ensemble.

     Dans la langue mandarin, l'idéogramme qui désigne la crise est fait de deux autres, inséparables : l'un désigne le danger et l'autre, l'opportunité. Extraordinaire convergence de significations entre deux cultures, sémitique et orientale, que l'on oppose à tort. Oui, la crise est un moment délicat, dangereux, difficile à vivre parce qu'elle nous ramène au tout à fait essentiel, là où l'on ne peut plus tricher ni s'enfouir la tête dans le sable des beaux discours. Sans doute peut-on tenter de la contourner, d'en minimiser la gravité, de se dire que l'histoire humaine en a vu d'autres – on a les réflexes d'évitement qu'on peut. Mais on peut aussi – question de choix – saisir l'opportunité pour comprendre ce qui nous arrive, pour devenir conscients des fragilités individuelles et sociales créées par un système qui privilégie le tout-à-l'économique et invite se préoccuper du bien-être et de la liberté personnels. Si, une fois la crise sanitaire passée, l'on se précipite, comme d'aucuns le souhaitent et le prédisent, pour reprendre nos modes de vie là où on les a laissés, alors à coup sûr surviendront d'autres virus, d'autres crises, d'autres troubles auxquels nous ne nous serons pas préparés. La pénurie de masques ou de médicaments est en soi insupportable par ce qu'elle révèle d'impréparation. La pénurie de lucidité et de solidarité serait, elle, irréparable.

mercredi 26 février 2020

N'en jetez plus !




   Il faudrait être de mauvaise composition – ou de mauvaise foi – pour s'en plaindre lorsqu'on appartient à ce genre : l'attention portée aux femmes semble désormais de mise. Ceci dit et sans suspecter le moins du monde l'authenticité de cet engouement, on se rappellera quand même qu'il s'inscrit dans une histoire déjà longue, écrite par des générations de femmes qui jamais ne se sont résignées à n'être que le "sexe faible", "produit d'un os surnuméraire", comme le qualifiait (in)élégamment Bossuet. Si les jeunes femmes peuvent aujourd'hui défiler en arborant la photo d'un clitoris, c'est parce que dès le début du 19e siècle, des "suffragettes" défilèrent pour réclamer le droit de vote. C'est parce que leurs grands-mères soixante-huitardes ont forcé les portes closes du langage qui interdisait que l'on nomme ces "parties honteuses", carrément ignorées d'ailleurs par nombre d'entre elles. Mais ne boudons pas notre plaisir : chaque pas fait vers une plus grande reconnaissance de l'égalité entre femmes et hommes est un progrès.

   Pour autant faut-il, comme c'est trop souvent le cas de nos jours, penser dans l'excès, lequel finit fréquemment par verser dans l'insignifiance ? L'autre matin, lors d'une séquence radio consacrée au nombre très faible de femmes engagées dans le corps des pompiers, un homme parmi les intervenants lâcha ce cri du cœur : "Oui, j'aimerais vraiment pouvoir bénéficier de la plus-value qu'apporterait une femme pompier !"Allons bon… J'avoue ne pas percevoir clairement en quoi le fait d'être sauvé des flammes par une femme changerait quoi que ce soit. Serait-ce le fantasme de sortir du brasier porté par des bras féminins (cas au demeurant peu probable, puisque les femmes ont une force physique généralement un peu moindre que celle des hommes) ?

   Passons aussi sur l'argumentaire du pape François qui, comme, ses prédécesseurs, essentialise la nature féminine pour lui refuser l'accès au ministère presbytéral : "Cette vision […] conduirait à cléricaliser les femmes, diminuerait la grande valeur de ce qu'elles ont déjà donné et provoquerait un subtil appauvrissement de leur apport indispensable." Trop belles pour ça, si l'on comprend bien… Louer le "génie féminin" (autre expression très prisé des documents romains depuis Jean-Paul II), si l'on y pense, ce n'est pas très fraternel envers tous ces prêtres qui échappent au cléricalisme !

   N'en jetez plus !

   Considérer l'homme comme supérieur à la femme est inacceptable. Mais placer la femme sur un piédestal est une promotion qui peut se faire piège redoutable : celui de ne jamais lui permettre d'être simplement "côte à côte" – c'est d'ailleurs en ce sens, cher Jacques-Bénigne Bossuet, qu'il convient d'entendre le récit de la création d'Eve… Et personnellement, je serais ravie de voir s'accroître le nombre d'hommes instituteurs maternels, puériculteurs, gardiens d'enfants ou hommes de ménage. La mixité, dans ces fonctions comme dans toutes les autres, serait pour le coup une vraie plus-value ! Parce que c'est bien la mixité, la différence, le métissage qui enrichissent une activité, et non une supposée nature féminine ou masculine.

   L'égalité véritable entre hommes et femmes sera proche le jour où, dans toutes les fonctions et à compétences égales, on ne se préoccupera pas davantage de savoir si le/la candidat·e est homme ou femme que si il/elle a les cheveux bouclés ou lisses. Ce n'est pas encore gagné…

(Chronique parue dans La Libre Belgique du 26/02/2020)

jeudi 2 janvier 2020

En 2020, conjuguons !




   En grammaire, la conjugaison est un véritable professeur de philosophie. Ce qui l'habite, en effet, c'est rien de moins que la délicate et complexe alchimie des rapports sociaux. En six pronoms, elle donne à voir, comme malgré elle, la manière dont hommes et femmes d'une époque donnée se situent les uns par rapports aux autres. A tout seigneur tout honneur : le "je" a-t-il jamais été autant honoré qu'en ces temps de postmodernité, où le souci de soi, de son bien-être et de son épanouissement a pris figure de valeur centrale ? Parce que je le vaux bien… Immortalisé·e en selfies tous azimuts, je parais donc je suis. Même plus besoin du "nous" majestatif qu'utilisaient les rois et empereurs qui avaient bien besoin du pluriel pour lester leur autorité.

   Du coup, t'es qui, toi, tu, l'autre ? Si tu contribues à mon épanouissement, que tu n'es ni toxique ni pervers narcissique, ni loser ni has been, bienvenue ! On pourra peut-être même envisager de faire un bout de chemin, plus ou moins long, ensemble. Par contre, si tu es tout à fait hors des cadres, complètement différent, c'est pas gagné : il va falloir travailler l'inclusion. Si elle ne se passe pas très bien, c'est peut-être que tu n'y as pas mis toute ta bonne volonté… Et je te rappelle qu'il y a des personnes qu'on ne tutoie pas, question de respect : à l'école, le prof a le droit de dire "tu es insupportable" à l'élève ; si l'élève dit la même chose au prof, il se voit coller une retenue. Mais "vous", c'est aussi le "tu" mis au pluriel. Question : quand on demande à une vendeuse : "Vous vendez de la moutarde ?", est-ce par respect ou parce que la vendeuse représente toute la chaîne qui a fabriqué et vend le condiment ?

   Il / ils (ou elle / elles, parce que décidément, ça reste dur d'avaler que le masculin englobe le féminin !), c'est plus que l'autre : c'est le tiers, qui n'est ni dans mon monde, ni dans le tien. Un peu menaçant, du coup : ami ou ennemi, hôte ou hostile ? Quand il / elle devient "tu", quelque chose se noue. Quand le "tu" devient il / elle, ça se gâte : c'est pas moi, Monsieur le Juge, c'est elle, c'est lui ! Bouc émissaire facile, il/elle (mettez derrière le pronom à peu près qui vous voulez) est la cause de mes souci, de nos malheurs, du réchauffement planétaire et des burn-out en cascade.  Moi, je suis une victime.

   Et nous, alors ? Traditionnellement, c'est le pronom qui dit le groupe, la solidarité, le lien collectif par-delà moi et toi, l'individu qui se désigne non seulement par ce qu'il est mais tout autant par ce qui le relie à d'autres. Pronom des petits qui trouvent leur force dans l'union, celle des Gilets jaunes, des défenseurs de la liberté écrasée, des défenseurs de droits humains. Société de masse oblige : le "on", plus anonyme, remplace trop souvent le "nous", même s'il reste porteur de sa charge mobilisatrice.  Mais à bien y regarder, il y a aujourd'hui des "nous" qui ressemblent furieusement à des "je" gonflés. Le "nous" des intégristes de tous poils n'est en réalité qu'un "je" qui cherche à s'affirmer face aux autres ; celui des nationalistes n'est que l'expression d'une incapacité, précisément, à tisser des liens avec l'autre différent. Inclusif par nature, le "nous" se corrompt en ramenant le fantasme de l'ennemi, de l'agresseur, arc-bouté sur le mensonge d'un intérêt collectif qui se sert en réalité lui-même. Lorsque le "nous" renvoie à un ensemble supposé homogène, il y a de quoi être alerté : il y a fort à parier que le fantasme de l'homogénéité va s'étendre à tous les ils /elles. Dire : les jeunes, les étrangers, les femmes, les cathos, les flamands, les homos et les à peu près tout, ça n'a pas de sens : il n'y a que des êtres humains, tous différents qui se trouvent dire "nous" à certaines occasions. Le problème est de savoir s'il s'agit d'un "nous" de brassage et d'inclusion, ou d'un ego collectif, à la taille d'un état parfois. Retour, alors à la case départ, celle du "je" tout-puissant…

   En ces temps de vœux, je te souhaite, ami·e lecteur, lectrice, je vous souhaite à toutes et tous de rencontrer des "ils /elles" qui deviendront des "tu" offrant de belles surprises. Allons au large, regardons au-dessus de notre nombril : nous, quelles que soient nos histoires, nos convictions, nos richesses et nos gamelles, nous sommes, si nous le désirons vraiment, l'avenir d'un monde réconcilié.