Crise de l'environnement, crise
du coronavirus, gouvernement de crise : le mot évoque spontanément un état de
tension exceptionnelle, potentiellement dangereux, qu'il s'agit de gérer au
plus vite et au mieux. Une crise de foie n'a rien d'anodin et la crise de nerfs
appelle un apaisement pour soi… et pour l'entourage. Dans son acception
commune, cependant, la crise représente un moment passager, après quoi la
situation revient à la normale – on peut l'espérer, du moins.
Est-il donc bien approprié de
parler de "crise de l'environnement" ? Certains voudraient le croire
et cultivent un optimisme qui résiste à toute épreuve, y compris celle de la
réalité des faits. Or, les espèces animales et végétales éteintes ne
réapparaîtront pas par enchantement ; la banquise et les glaciers ne se
reconstitueront pas en quelques années – si tant est qu'ils se reforment
jamais. Quant à la crise sanitaire, d'ampleur
planétaire, provoquée par le coronavirus, il est à parier, à espérer même,
qu'elle se prolongera symboliquement au-delà de la disparition du virus. Car
c'est une "crise" au sens biblique du terme, c'est-à-dire un moment
qui met au jour les enjeux très radicaux et nous oblige à un constat loyal.
Telle est en effet la signification de krisis, malencontreusement
traduit le plus souvent par "jugement". Si jugement il doit y avoir
c'est au sens non pas judiciaire, mais de discernement entre le vrai et le
faux, entre ce qui sert la vie et ce qui détruit.
Que n'a-t-on pas vu et entendu,
ces dernières semaines… Des politiques qui se chamaillent dans le bac à sable
de leurs intérêts partisans, alors même que les scientifiques (comme dans le
cas de l'environnement) tirent la sonnette d'alarme ; et une première ministre
qui, elle, fait preuve d'un grand sens du bien commun, conjuguant fermeté et
bienveillance. Des citoyens qui
dévalisent littéralement les rayons des magasins (y compris celui des chips et
des cotons-tiges !), sourds aux messages qui répètent en boucle qu'il n'y a pas
de pénurie ; et d'autres qui se proposent de faire les courses pour des
personnes isolées. Des certificats médicaux qui pleuvent sur le bureau de
certains employeurs et des hommes et des femmes qui continuent de se lever chaque
matin pour que non seulement les hôpitaux mais encore la poste, les banques,
les pompes à essence, les mutuelles, l'accueil des personnes handicapées
continuent de tourner. De braves gens qui téléphonent à la police pour signaler
qu'il y a trop de bruit chez leur voisin (rassemblement suspect !) et des jeunes
qui se retrouvent en continu via des plateformes numériques. Des personnes à qui le confinement confirme ce
qu'elles savaient déjà, à savoir qu'elles ne peuvent compter que sur
elles-mêmes et des familles où l'on découvre le plaisir de jouer ensemble.
Dans la langue mandarin,
l'idéogramme qui désigne la crise est fait de deux autres, inséparables : l'un
désigne le danger et l'autre, l'opportunité. Extraordinaire convergence
de significations entre deux cultures, sémitique et orientale, que l'on oppose
à tort. Oui, la crise est un moment délicat, dangereux, difficile à vivre parce
qu'elle nous ramène au tout à fait essentiel, là où l'on ne peut plus tricher
ni s'enfouir la tête dans le sable des beaux discours. Sans doute peut-on
tenter de la contourner, d'en minimiser la gravité, de se dire que l'histoire
humaine en a vu d'autres – on a les réflexes d'évitement qu'on peut. Mais on
peut aussi – question de choix – saisir l'opportunité pour comprendre ce qui
nous arrive, pour devenir conscients des fragilités individuelles et sociales
créées par un système qui privilégie le tout-à-l'économique et invite se
préoccuper du bien-être et de la liberté personnels. Si, une fois la crise
sanitaire passée, l'on se précipite, comme d'aucuns le souhaitent et le
prédisent, pour reprendre nos modes de vie là où on les a laissés, alors à coup
sûr surviendront d'autres virus, d'autres crises, d'autres troubles auxquels
nous ne nous serons pas préparés. La pénurie de masques ou de médicaments est
en soi insupportable par ce qu'elle révèle d'impréparation. La pénurie de lucidité
et de solidarité serait, elle, irréparable.