Sale époque pour l'inconscient !
Identifiée par Sigmund Freud au début du siècle passé, cette part de nous
demeurée enfouie et difficilement accessible, bric-à-brac de pulsions,
d'expériences refoulées et autres démons du logis a d'emblée inspiré crainte et
méfiance. S'il est, en certaines circonstances, guidé par cet inconscient,
voici l'être humain délogé de son trône de pure et claire raison ; le voici qui
se rapproche des animaux ; le voici – ô horreur ! – délié pour une part de
cette fameuse responsabilité qui en faisait un pécheur au long cours. Pour
beaucoup d'hommes et de femmes, cependant, oser entreprendre ce travail de
"constat loyal" (comme l'appelait Freud) a été un chemin de vraie
libération. Pouvoir mettre des mots sur ce que l'on ne peut dire (mais que
souvent dit le corps), exhumer au grand jour les expériences, douloureuses pour
la plupart, qui, faute de pouvoir être pensées se travestissent en
comportements déviants, incompréhensibles, c'est comme trouver la clé de la porte
d'une prison invisible. Le travail d'analyse est long, difficile, décapant,
mais pour beaucoup de celles et ceux qui s'y sont engagés, ce fut un travail de
naissance, d'engendrement à eux-mêmes. De saine humilité, aussi.
Aujourd'hui, c'est l'inconscient
lui-même qui se trouve refoulé. Place aux sentences souveraines censées aider à
la construction d'un bonheur individuel ! Lire une philosophe, dans les
colonnes de ce journal, poser comme une évidence que "trop aimer, cela
fait des tarés pervers ; pas assez aimer, cela fait d'autres tarés
pervers", c'est recevoir en pleine face la violence méprisante du déni
: qui donc peut se targuer d'aimer avec justesse, toujours et partout ? Place à la pleine conscience ! Étudier,
manger, prier, regarder une œuvre d'art : toute action, quelle qu'elle soit, acquiert
une intensité et une bienfaisance accrues grâce à la Mindfullness. Je ne suis
pas experte en la matière et écoute avec intérêt celles et ceux qui pratiquent
cette forme de méditation. Reste qu'habiter avec allégresse les pièces
principales de la maison est une chose ; s'aventurer dans l'obscurité de la
cave, du grenier et de la remise au bout du jardin en est une autre. On peut
voir en cette posture une forme de confinement paradoxal dans la belle raison
pensante (comme si l'être humain n'était pas infiniment plus complexe!) et dans
une morale qui ne dit pas son nom, celle du bien et du mal dont l'individu est
le souverain juge. Si tu es malheureux, c'est de ta faute, c'est que tu le veux
bien puisque tout est à ta disposition pour que tu construises ton propre
bonheur. Malheur aux âmes grises ! Comme
s'il n'y avait qu'à…
Et l'on peut voir s'installer
aujourd'hui l'inconscience, forme abâtardie de l'inconscient : on ne
voit pas ce qui se passe, non parce qu'on ne le peut pas, mais parce que cela
demanderait un effort et une lucidité qui ne paraissent pas indispensables.
Comment expliquer autrement que par cette inconscience le fait que ce soit sur
les réseaux sociaux que s'exprime le malaise grandissant de tant de personnes au
milieu de la crise sanitaire que nous vivons ? C'est ainsi en effet qu'il est
de bon ton de l'appeler : crise sanitaire, qui touche à notre santé biologique
et se situe donc dans le cadre médical et hygiéniste. Et les autorités de
s'entourer d'experts ferrés en ces disciples. Une seule personne, au sein du
GEES (groupe d'experts du déconfinement), vient du secteur non marchand et elle
témoigne avec franchise de ce que "dans la plupart des réunions, les
questions sociales passent en dernier, avec peu de temps pour échanger".
Entendons : les questions qui touchent à la santé mentale, à la maltraitance ou
à la précarisation ne sont pas jugées aussi importantes que les problèmes
économiques. S'imagine-t-on vraiment que le bouleversement quotidien que vivent
tant de personnes soit sans effet ? Qu'il suffit de "règles de bon
sens" pour susciter l'adhésion ? Que l'on peut masquer les symptômes de
souffrance et la souffrance réelle comme l'on masque un visage ? Sigmund,
reviens ! Nous devenons fous…