En temps de crise, plus moyen de se mettre la tête
dans le sable : il s'agit d'affronter les faits dans leur brutalité… et
d'essayer de faire du sens avec cela. Tout remonte à la surface, alors : la
générosité la plus grande et l'égoïsme le plus bas, le courage et la panique,
questions de vie et questions de mort. Autant dire que le sens de la nuance, de
la critique et du recul a tendance à se faire rare. Surtout si, comme c'est le
cas dans la plupart journaux parlés et télévisés, un sujet unique en forme de
virus phagocyte tout l'espace. Que se passe-t-il en Afrique, dans les camps de
réfugiés, dans les territoires palestiniens, en Syrie ? Où en est la menace de
tremblement de terre qui alerte le Japon ? Comment vit-on à Haïti, lorsqu'on
doit cumuler famine et épidémie ?... Bonté divine, le monde ne s'est pas arrêté
de tourner parce que Covid-19 a fondu sur la planète ! Confiner les corps est
pénible ; laisser se confiner les esprits est effrayant.
Mais,
répète-t-on à l'envi, c'est qu'il s'agit de protéger la vie des personnes les
plus fragiles. Que l'on me permette, à moi qui fais partie de cette catégorie
(71 ans quand même), de dire que cette protection, je ne la demande pas et ne
comprends pas au nom de quoi l'on me protège contre mon gré. J'ai la chance
d'avoir une excellente santé, pas de pathologie connexe et connais mieux que
personne mes limites. Aucune envie de jouer les kamikazes. Mais toutes les
personnes retraitées le savent : ce qui maintient en forme, en vie, en jeunesse
de cœur, ce sont les activités et les contacts sociaux. Les" temps pleins
bénévoles", on connaît ! Nos enfants sont bien contents de nous voir
autonomes, pleins de projets, capables de voyager seuls, n'ayant pas à trop à
se soucier de nous au quotidien. Et voici qu'il leur est demandé – comme à
toute la société – de se tenir loin de nous… pour notre bien. Cette soudaine
sollicitude, j'ai du mal à y croire. C'est aussi ce qu'on dit à tous ces vieux
que l'on place en maison de repos : "C'est pour ton bien !".
La crise, là encore, a arraché un masque qu'il sera difficile de replacer.
Qui a le
droit de décider si je puis ou non risquer de mourir ? Enfin, façon de parler,
parce la mort est la seule réalité dont nous soyons absolument sûrs et elle se
rapproche au fur et à mesure que l'on vieillit. Si l'on devait me protéger d'un
AVC, du cancer, d'une fracture du col du fémur ou d'un infarctus, il n'y aurait
plus qu'à m'enfermer définitivement. Et encore : ça ne m'empêcherait pas de
mourir. Et si c'était lui, le virus caché derrière le virus, tapi au cœur de
nos liturgies médiatiques et des discours scientifiques érigés en raison
philosophique ? Si c'était la peur de mourir ? La peur de perdre ? L'anxiété,
ce poison qui ne sait où se fixer et dont on se protège, pense-t-on, en se
vaccinant contre la vie elle-même?
Et c'est
quoi, la vie ? Un ensemble extraordinairement complexe de processus
biologiques, bien sûr, que l'on cherche à conserver, protéger, réparer si nécessaire. Mais la vie, c'est aussi plus que la vie. Une
vie proprement humaine nous est donnée par nos interactions avec
l'environnement. Les biologistes eux-mêmes l'assurent : nous sommes ce que les
autres font de nous (Henri Laborit), je peux dire "je" parce qu'on
m'a dit "tu" (Albert Jacquard). Alors, quelle vie protège-t-on aujourd'hui ? La
réponse est claire : c'est ma vie biologique, qui va de toute manière vers sa
fin. J'aimerais, plus que tout, "mourir vivante", c'est-à-dire
habitée encore de cette palpitation et de ce souffle que nourrissent jour après
jour les liens avec autrui, les rencontres, les paroles échangées. Ce désir,
c'est ma liberté, mon choix – que je n'impose à personne. Ma fille est morte à
27 ans, jeune maman tuée par un automobiliste ivre. Cela, c'est l'absurde, la
dé-création, ce qu'il faut absolument combattre. Moi, je suis dans la dernière
partie de ma vie et j'aimerais qu'on me laisse la possibilité de la vivre pleinement.
Et qu'on me respecte assez pour prendre
en compte ce souhait.