En 1980, le
cinéaste Alain Resnais réalise un film étonnant : Mon oncle d'Amérique.
Si bien ficelé fût-il, sans doute ce film aurait-il fini dans l'oubli. Mais
voilà : à plusieurs reprises, le réalisateur appuie sur la touche
"pause" et apparaît alors à l'écran, comme un acteur demeuré en
coulisses, le professeur Henri Laborit, éminent neurobiologiste, auteur, entre
autres, du livre Éloge de la fuite. Il explique le fonctionnement du
cerveau humain – et voici que, l'espace de quelques instants, l'intrigue du
film devient comme le support d'un cours où nous est donné d'explorer nos
comportements les plus archaïques.
Revoir ce film dans le contexte qu'impose la
pandémie donne décidément à penser, car si grands soient les changements qui se
sont produits en 40 ans, nous demeurons, comme tous les mammifères, rivés à la
recherche du plaisir et fuyons autant que faire se peut ce qui est douloureux,
frustrant, anxiogène. Les rats de laboratoire que l'on peut voir dans Mon
oncle d'Amérique en font la démonstration. Mais que se passe-t-il lorsque,
comme un rat, nous nous trouvons coincés ? Trois comportements sont alors
observés, explique Henri Laborit : la lutte (agressivité), l'évitement (fuite),
l'inhibition (paralysie). Seule la partie la plus récente de notre cerveau (le
néocortex) permettrait de prendre en compte la complexité de la situation,
d'imaginer de nouvelles solutions, mais le plus souvent, il se contente de
justifier rationnellement les comportements "viscéraux".
Le coronavirus a déferlé comme une vague sur
nos sociétés : menace, danger, contraintes et restrictions ! "Veux pas
le savoir. Fake news. Complot", répètent les tenants de l'évitement. "Pas
bouger. Se terrer. Attendre que ça passe", murmurent les angoissés lovés
dans leur cabane protectrice. "Gagner la guerre. Anéantir le virus.
Résister", clament les autorités politiques. Stratégie de lutte
sans concession, agressive donc. En soi, face à un ennemi aussi vicieux et
nocif, sans doute est-ce la meilleure des stratégies – au niveau collectif en
tout cas. Mais au fil des mois, sur cette caisse de résonance sans filtre que
sont les réseaux sociaux, sur le terrain aussi, se multiplient des comportements
individuels eux aussi agressifs. Comme s'il fallait trouver un dérivatif à
cette colère qui ne peut s'exercer directement contre le virus (que peut un
individu isolé, sinon se protéger ?).
Oui, anxiété et inconfort engendrent des
frustrations qui se manifestent de façon violente. Violence réelle, lorsqu'un
vigile de magasin ou un chauffeur de bus se prennent un coup de poing pour
avoir rappelé à l'ordre une personne qui refuse de porter le masque. Violence
symbolique, plus fréquente, envers qui fait le moindre écart, involontaire
parfois, par rapport à ce qu'il est désormais politiquement correct de penser
ou simplement, se pose des questions. Tout se passe alors comme si le visage,
c'est-à-dire la réalité d'autrui, était eux aussi "masqués" jusque
dans la pensée et la communication. Et vas-y que je te sermonne, te fasse la
morale, joue les pères indignés. En quelques dizaines de caractères, bien sûr –
c'est la loi du genre et ça percute d'autant mieux. Beaux exemple de mansplaining,
aussi ! Le mansplaining, concept féministe, désigne une situation où un
homme se croit devoir expliquer à une femme ce qu'elle sait déjà, sur un ton le
plus souvent condescendant…
Le virus s'est installé pour un bon bout de
temps, paraît-il. Lors du premier confinement, beaucoup ont répété (et cru) que
la crise créerait un électrochoc, que rien ne serait plus pareil après. On peut
l'espérer, mais à l'heure actuelle, franchement, cela relève encore de la belle
velléité. Et nous revoici plongés au cœur d'une vague encore plus mauvaise . Alors
peut-être va-t-il falloir mobiliser nos ressources intimes, celles de notre
être intérieur. Décider de réapprendre à
vivre ensemble, avec bienveillance. Oui, la bienveillance, d'abord et toujours.
Pour ne pas se tromper d'ennemi. Pour voir, avec le cœur, le visage qui
toujours existe derrière le masque.