Le secrétaire d'Etat d'un
gouvernement démocratiquement élu élabore un projet de loi qui divise jusqu'aux
partis au pouvoir. Deux journalistes aussi différents qu'Eddy Caekelberghs et
Benjamin Maréchal sont temporairement suspendus d'antenne à la RTBF, radio de
service public. Ces deux actualités, qui ne sont pas sans rapport l'une avec
l'autre, continuent de faire l'objet de débats et d'analyses la plupart du
temps contradictoires. Sur les réseaux sociaux, à côté des échanges argumentés
déferlent les avis passionnés, les soutiens enthousiastes et les rejets
coléreux. Bref, ça discute ! Dans les colonnes de ce journal, comme dans
d'autres quotidiens et magazines, on peut lire des exposés sur des sujets de
fond (la neutralité du journalisme, l'aide au développement, le lien entre
école et économie…), écrits par des personnes qui ne sont pas nécessairement
connues, dont on peut ne pas partager le point de vue, mais qui démentent ce
qu'un préjugé a tendance à faire croire. Et c'est plutôt réjouissant : les
citoyens pensent, ont de vraies opinions et les mettent en débat.
Certes, on me dira que ça ne vole
pas toujours bien haut. Et certes encore, on conviendra qu'il ne suffit pas de
croire quelque chose pour que cela soit vrai. Lorsqu'un internaute affirme que
la Belgique a accueilli 1 million de réfugiés et que ceux-ci représentent 10%
de la population, on est dans le fantasme – et ce n'est pas anodin du tout, car
faute de faire l'effort d'aller chercher les chiffres officiels, ce genre de fake new contribue puissamment à
gangrener le débat. Mais enfin, à mille lieues d'une "neutralité" elle
aussi fantasmée qui serait à l'enseignement ce que le bottin téléphonique est à
un roman (comment un être humain pourrait-il être neutre, sinon à ne pas penser
!), voici que des opinions argumentées s'invitent dans l'espace démocratique.
Enfin !, ai-je envie de dire. Car l'honneur de la démocratie et de la laïcité –
entendue au sens d'espace public ouvert à tous et toutes, sans que personne
n'occupe toute la place – c'est de permettre l'expression publique de visions
de la vie et du monde qui ne coïncident pas. Lorsque le discours – qu'il soit
de droite, de gauche ou de n'importe où – se présente comme consensuel, raboté
de toutes parts, quasi évident, c'est souvent le signe que la pensée est en
sommeil. Ou, pire, que l'on est soumis, sans même en être conscient.es, à un pouvoir
plus grand : celui du désir immédiat ou du confort léthargique, par exemple.
Les citoyen.nes n'ont plus de
convictions ? Allons donc ! Peut-être celles-ci s'étaient-elles assoupies tant
qu'il ne s'agissait pas situations qui touchent de près la vie quotidienne :
les ravages de la guerre au Mali n'ont pas provoqué des vagues d'indignation.
Mais que ces mêmes guerres amènent chez nous des exilés, que l'on n'entende
plus quotidiennement la voix de son journaliste favori, qu'une modification
radicale de l'école touche les enfants et voici que les questions vous prennent
de plein fouet, interrogeant les valeurs, les croyances et ces convictions
qu'on croyait réservées aux soixante-huitards. Impossible de rester neutre,
d'observer les débats comme l'arbitre au tennis du haut de sa chaise.
C'est salutaire. Et difficile.
Car, sauf à dire que tout se vaut et que chacun.e a bien le droit de penser ce
qu'il/elle veut, il va falloir s'informer, écouter, argumenter sans écraser, nuancer, se remettre
en question, peut-être. Être à la fois ferme et ouvert.e. Oser aller le plus
loin possible, par-delà les appartenances, jusqu'à rejoindre ce qui est notre
socle le plus profond, ce qui nous fonde en tant que personne, en tant
qu'humain. Et lorsqu'on en arrive là, il se peut que le dialogue ne soit plus
possible. Parce que le choix est radical : il touche à la racine de notre être.
Ainsi : la loi doit-elle être appliquée parce que c'est la loi ? Ou bien
peut-elle être seconde par rapport à la situation singulière dune personne ?
Finis, ici, les slogans, les réponses simplistes et évidentes. Aujourd'hui et à
ce sujet, des magistrats, des scientifiques (censément objectifs par nature)
écrivent des cartes blanches, livrent… une opinion. Signe que notre démocratie
n'est pas moribonde.
Il va falloir, d'urgence, éduquer
nos jeunes à penser, penser vraiment, en dehors d'un like ou no like sur
Facebook. Leur apprendre l'art du débat, de la controverse et de
l'argumentation – bien plus loin qu'un exercice de dissertation. Les aider à
s'enraciner afin qu'ils ne soient pas esclaves des algorithmes et de leurs
seules pulsions. Si les adultes redécouvrent le sens et l'utilité du débat,
alors, peut-être pourrons-nous leur parler en vérité de la démocratie.
Et vous, que pensez-vous de tout cela ?
Et vous, que pensez-vous de tout cela ?