A genoux sur le sol, le petit garçon empile patiemment, les uns sur
les autres, des cubes de bois de toutes les couleurs. Au fur et à mesure, son
geste ralentit, il hésite, cherchant à positionner encore une pièce au sommet
d'une tour un peu de guingois, prête à s'effondrer au moindre faux mouvement.
Concentré, les sourcils froncés, il regarde le montage et dit, avec conviction
: "Je veux que ça tient !" Mauvaise
concordance des temps ? Plutôt l'anticipation, une volonté déjà accomplie. Et
de fait, "ça tient" encore. Il répète encore deux fois le sésame
magique et réussit à poser deux étages… avant que tous les cubes ne s'écroulent
autour de lui. Après quelques secondes de surprise, il serre les poings et crie
avec rage : "Mais je veux que ça
tient !"
Que les choses tiennent,
que le sol ne se dérobe pas, que la main puisse agripper quelque chose lorsque
la chute menace : c'est un besoin présent chez tous les êtres humains. C'est ce
besoin de sécurité tout à fait essentiel, matérielle mais aussi psychique, qui
préside à l'élaboration de cadres, de lois, d'institutions garants d'un ordre
qui protège du chaos. Si des limites ne sont pas posées, si les fondations sont
incertaines, si les axes sont flous, il est bien difficile de se construire,
individuellement et collectivement. Où commence et où finit mon territoire ?
Qu'est-ce qui est bon et qu'est-ce qui détruit ? Sur qui puis-je compter ? A
ces questions – et à bien d'autres –, ce qu'on appelle les "grands
récits" (religions, idéologies, mythes…) ont apporté des réponses
structurantes. Au point, hélas, de bétonner parfois ces réponses en corpus
doctrinaires, dogmatiques, sans doute sécurisants mais favorisant aussi le
repli identitaire. Nous et les autres. Chacun chez soi, derrière ses
frontières, cultivant la méfiance et des certitudes en roc.
Mais le balancier finit
toujours par pencher de l'autre côté et l'on parle désormais de
"fluidité" pour caractériser notre époque. Les appartenances se font
multiples, provisoires ; le temps et l'espace sont fragmentés. Aux tribus
succèdent les familles recomposées, des histrions médiatiques sont élus pour
diriger des nations. L'engagement à vie se fait mobilité et réseaux,
l'organisation hiérarchique explose en une forme de revendication démocratique
généralisée. Les croyances se défont et s'amalgament par-delà les credos. Il n'est jusqu'à l'appartenance sexuée qui
désormais est interrogée : de la reconnaissance des couples homosexuels à celle
des personnes transgenres ou de "sexe indéfini", l'identité elle-même
se fait floue, plastique, impossible à définir durablement. Société fluide, en
effet, aussi fuyante et insaisissable que l'eau qui coule entre les doigts.
Comment penser et agir,
lorsque tout se vaut, lorsque tout est possible et que les limites n'existent
plus ? La menace ici est le retour du chaos. Du chaos intérieur, agité de
compulsions, de fantasmes, de désir tout-puissant – tels qu'on les rencontre
chez le jeune enfant. Et tout comme l'enfant, l'individu adulte ne peut
supporter l'inconfort de ce maelström intérieur permanent ; il ne peut errer en
permanence ni laisser aller sa vie au gré des instants comme un petit bouchon
sur une mer agitée. S'il ne trouve rien qui offre structure, si "ça ne tient
pas", alors tous les moyens sont bons pour pallier l'angoisse : fuite
(dans le divertissement, les drogues, le travail…), agression (sur autrui ou
soi-même), inhibition (dépression, burn-out…) – le tiercé jamais démenti que le
biologiste Henri Laborit a mis en évidence comme réponse aux situations de
stress vécues par les rats… et les êtres humains.
Quel formidable et
passionnant chantier s'offre à celles et ceux qui se refusent à se laisser
engloutir dans la société fluide ! Qu'offrir aux enfants, aux jeunes, qui
porteront demain un monde dont on sait déjà les menaces ? Certainement pas des
réponses usées ni des certitudes en béton, pas davantage des mantras
inconsistants et hasardeux. Pour que "ça tienne", la jeunesse a
besoin d'adultes bienveillants qui les accompagnent pour construire leurs
fondations, qui les aident à tracer des chemins inédits. Des adultes à la fois
solides et souples. Des adultes, surtout, qui ont la foi. Une foi chevillée au
corps, tout autant que l'espérance. Qui témoignent qu'il n'y a de possible foi
en un dieu qui ne commence par une foi indéracinable en l'être humain.