Osons
le politiquement incorrect : voici que commencent les vacances de Pâques,
fête aux racines beaucoup plus anciennes que ce qu'elle signifie dans le monde
chrétien, et ce n'est évidemment pas par hasard que les premiers croyants l'ont
renouvelée en célébrant ce jour-là Jésus que la mort même ne put détruire. Les
symboles sont importants. À Noël, au plein cœur de l'hiver, le sapin toujours
vert assure que la vie, apparemment épuisée, résiste pourtant. À Pâques, l'œuf
– matrice primale du vivant – rappelle notre origine, à nous humains, qui
venons d'un ovule, petit œuf fécondé fécond.
Chaque
année, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous assistons au même miracle :
la survenue du printemps. Miracle que seule l’habitude, issue de l’expérience,
nous fait considérer comme évident, presque banal. Nous devrions au contraire être
éberlués, ne pas en croire nos sens, tant il était improbable, il y a quelques
semaines à peine, que cet arbuste noirci par le gel puisse porter des
bourgeons ; que la terre durcie puisse autoriser la moindre petite plante
à émerger. La sombre et longue nuit de l'hiver a couleur de la mort – et la
mort, qu'est-ce, sinon le point final sans retour possible ? Vision binaire, si
chère à notre société digitalisée : ceci ou cela, blanc ou noir, bien ou
mal, vie ou mort. Le resurgissement puissant de la vie au cœur de la nature
pulvérise l’alternative : « Le
bourgeon est dans la feuille morte et la feuille morte est dans le bourgeon »,
dit la sagesse chinoise. Pas d'opposition, pas de césure ni de retour au même,
d'ailleurs. Plutôt le lent, constant et mystérieux processus qui, depuis la
naissance de l'univers, par apparitions et retraits, expansions et retraits,
produit ce que l'on appelle la vie.
La
vie, en réalité, ne meurt jamais. Elle disparaît de notre vie, semble anéantie.
Au vrai, elle se fraie des chemins nouveaux, elle se métamorphose et nul ne
sait ni ou, ni quand, ni sous quelle forme elle va reparaître. La fleur qui
éclot en ce printemps n'est pas identique à celle de l'an passé, et pourtant
elle fleurit sur le même rameau. Juste à côté de la vieille branche desséchée,
un nouveau surgeon déjà est promesse d'avenir. Ce que nous appelons « mort » est
peut-être comme l’œuvre au noir des alchimistes,
cette dissolution de la matière inscrite dans le vivant dès sa naissance, indispensable
à sa transformation. Naissance et mort sont les deux points entre lesquels
s’enroule notre existence – et ils nous échappent absolument. Qui se souvient
de son passage hors du ventre maternel ? Qui peut prétendre savoir ce
qu’il en est du passage par la mort ? Personne, sans doute, si l'on s'en
tient à la seule dimension biologique – et c’est bien sous ce mode réduit,
prétendument le seul compatible avec la raison, que fonctionne notre société.
Elle excelle à obturer désormais tout ce qui pourrait faire brèche vers les
profondeurs : vers la tombe qui ensevelit, mais aussi vers le puits où murmure une
source. Tout autant, elle peine à lever le regard vers le haut, sinon pour
mesurer l'espace colonisable disponible. Quant aux bras grands ouverts, prêts à
accueillir tout et tout le monde, ils auraient tendance à se replier
frileusement. Quoi d'étonnant, dès lors, que l'on raille la croix, symbole
chrétien, mais aussi les poètes, les humains épris d'idéal (quel que soit leur
horizon) et les rêveurs, rêveuses de tous bords ?...
Pourtant,
qui n'a jamais rencontré de ces « morts-vivants », humains pétris de
modernité, portant au plus obscur d’eux-mêmes, dans leur regard aussi,
tristesse du dérisoire et désir de l'inaccessible étoile ? Et qui n'a un
jour croisé un de ces « plus-que-vivants », femmes et hommes laminés
par la perte – celle d'une espérance, d’un amour ou du sens de leur vie - mais
qui, amputés, endeuillés, blessés, n’ont pas permis à la mort de transformer
leur existence en tombeau ? Ceux-là, celles-là sont bien plus que
résilients ! Ils et elles sont mus, au plus intime de leur chair, par la
puissance même de la vie. Cette vie aussi improbable, aussi extraordinaire que le
réveil printanier de la nature. Croyants ou non, ils savent le prix de la pâque, ce mot qui signifie en hébreu passage. Ils savent, parce qu’ils en ont
fait l’expérience, que si la mort est dans la vie, l'on peut faire le choix de
la seconde – et espérer mourir… vivants !