Il fallait bien que quelqu'un
ose.
Il fallait bien que quelqu'un ait
le courage d'affronter à la fois la noirceur la plus abyssale et aussi les
réactions de répulsion et de haine que cette noirceur inspire.
Bruno Dayez, éminent juriste et
humaniste tout autant, a eu cette audace et ce courage. Il a annoncé qu'il
reprenait la défense de Marc Dutroux en vue sa libération dans les cinq ans.
Impensable, indécent, insultant pour la mémoire des victimes : les
qualifications les plus rudes n'ont pas manqué de fuser (avec, en prime,
quelques menaces) pour lapider celui qui a franchi la ligne rouge tacite - celle qui sépare, sans aménagement possible, les honnêtes gens des criminels en
envoyant ceux-ci derrière les barreaux comme autrefois on les jetait dans des
culs de basse fosse, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
On ne vit plus au Moyen Age et en
Belgique comme en beaucoup d'autres démocraties, la peine de mort n'existe
heureusement plus. Pour autant, la condamnation à perpétuité avec,
éventuellement, mise à disposition du gouvernement veut signifier la
reconnaissance, par la justice, du mal infligé aux victimes et à la société
toute entière. Cela, c'est la lettre et l'esprit de la loi : dura lex, sed lex. Si la Justice est
représentée les yeux bandés, c'est bien pour symboliser sa volonté de ne pas se
laisser influencer par qui ou quoi que ce soit, sinon la recherche d'équité.
Cela signifie-t-il pour autant que, le crime étant jugé et le criminel
soustrait à la vie publique, on peut passer à autre chose ? Ce n'est pas l'avis
de celles et ceux, représentant-es du peuple, qui un jour votèrent en faveur
d'une possibilité de libération conditionnelle, encadrée par des conditions
drastiques, au terme d'une procédure longue et difficile - et après des années
d'emprisonnement de plus de 20 ans. Ce qui a inspiré cette disposition? On
pourrait appeler cela le refus de désespérer d'un être humain, quoi qu'il ait
fait, si abjects soient les actes qu'il a commis. Voter ce genre de disposition,
la faire entrer dans un cadre légal, c'est affirmer sans ambiguïté que la loi,
si pertinente et justifiée soit-elle pour sanctionner des délits, ne peut
jamais préjuger de ce que deviendra un être humain. En cela, la grande justice
fait preuve d'humilité, car elle ne s'arroge pas le droit – réservé à Dieu ! –
de rayer définitivement du livre des vivants un homme ou une femme même
détestable.
Marc Dutroux sortira-t-il un jour
de prison ? La question, on peut le comprendre, ouvre un gouffre béant sous les
pieds des familles des victimes. Et indéfectiblement, l'on ne peut que les
accompagner dans leur souffrance infinie. Mais si "la loi, c'est la
loi" et que la loi s'applique à tout citoyen (ce que l'on peut espérer en
démocratie), alors la question peut être posée à propos de celui qu'on a appelé
l'ennemi n°1. Bruno Dayez n'est pas don Quichotte : il a immédiatement précisé
qu'il demanderait une nouvelle expertise psychiatrique. Entendons : si la
dangerosité de l'individu devait être avérée, elle barrerait sans doute la
suite de la procédure en vue d'une éventuelle libération. Mais en secouant
l'opinion publique avec le cas Dutroux, c'est tout notre rapport à
l'emprisonnement que le juriste éveille – et pas seulement pour l'assassin des
fillettes. Comment nous accommodons-nous de ce que tant de détenus croupissent
dans des conditions indignes d'un pays civilisé ? Et plus profondément, quelle
est notre vision de l'être humain ? Y a-t-il des humains définitivement perdus,
définitivement inamendables ? Le mal subi, si effroyable et destructeur
soit-il, donne-t-il le "droit" de priver définitivement d'avenir une
personne alors que les règles de droit peuvent l'envisager ? Etc.
Il fallait bien que quelqu'un ose
poser ces questions. Des questions que l'on préfère évacuer ou bien réserver à
des séminaires de philosophie ou d'éthique du droit. Des questions qui
divisent, dérangent, exacerbent les passions – bref, de bonnes questions parce
qu'elles nous offrent l'occasion de nous interroger sur ce qu'il en est de
notre propre rapport à l'humain.
[Cette chronique est parue dans le journal "Dimanche" n° 39 du 05 novembre 2017]