Les mots sont comme les espèces animales ou végétales : ils sont soumis à l'évolution. Certains apparaissent, assurant la vitalité du vocabulaire, tandis que d'autres tombent dans l'oubli. Parmi les espèces en voie de disparition rapide, le mot "vergogne" figure sans doute en haut de liste ! C'est bien dommage. Car si, pour exprimer avec finesse et précision ce que nous ressentons, il nous faut des mots variés et précis, je ne sais par quel synonyme nous pourrons remplacer cette vergogne que seuls, sans doute, les amoureux de la langue protègent aussi précieusement que d'autres veillent sur les éléphants et les coraux.
Mais
pourquoi donc faudrait-il conserver un mot aussi rare ? Qu'est-ce qui pourrait
justifier encore l'emploi d'un mot franchement désuet ? Eh bien, parce que il
serait fort utile pour caractériser des situations qui ne relèvent que d'une
absence de… vergogne. Comment qualifier, par exemple, l'attitude d'un président
récemment élu qui traite de "minables" tous ceux qui ne lui ont pas
accordé leur suffrage ? Dira-t-on qu'il a du culot, de l'arrogance, de la
vulgarité ? Tout cela, sans doute, mais en prime et surtout, un manque de
vergogne, cette forme de pudeur, de retenue qui régule les rapports sociaux et empêche
de dépasser la mesure dans l'étalement de soi. Dans une récente interview, le
père de notre premier Ministre estime qu'avec un salaire de 4800 € (nets !), il
ne saurait guère y avoir, parmi les parlementaires, que… des fonctionnaires et
des enseignants. Brillante et confondante illustration d'un manque élémentaire
de vergogne !
Les
langues du Sud (italien, espagnol, provençal…) connaissent dans leur
vocabulaire la vergogna, que les
dictionnaires traduisent par honte.
Certes la honte, c'est ce que
devraient ressentir celles et ceux qui n'ont pas de vergogne ; mais voilà :
c'est précisément parce qu'ils en manquent qu'ils ne ressentent aucune gêne à
s'exprimer ainsi ! La honte n'est que la conséquence attendue (mais hélas pas toujours
présente) d'un manque de vergogne, comme elle peut habiter l'ivrogne lorsqu'il
boit.
En
fait, ce mot rare est comme un concentré d'intelligence relationnelle, celle
qui sait d'instinct qu'il ne faut mépriser personne, ni blesser ni même heurter
; qui est en prise avec la réalité, y compris celle des autres qui ne nous
ressemblent pas ; qui sait où se trouve la limite de la décence et à quel
moment l'on risque de devenir ridicule ou odieux. Parler sans vergogne, c'est
s'exprimer sans retenue, sans scrupule, sans réserve, sans même être conscient
que l'on profère des énormités qui vont choquer ceux à qui l'on s'adresse. Remarquons
d'ailleurs que l'on n'a recours à la vergogne
que lorsqu'on déplore son absence ! L'homme (ou la femme) vergogneux, c'est-à-dire réservé, pudique, semble bien relever
d'une espèce disparue…
Oserait-on
avancer ici que la disparition d'un mot entraîne avec elle la disparition de ce
que désignait ce mot ? Ou qu'il est devenu inutile parce que l'objet ou la
situation qu'il désignait ont disparu ? La seconde hypothèse est évidemment
vérifiable : les relevailles, qui célébraient à l'église le moment où une femme
accouchée pouvait reprendre ses activités, n'est évidemment plus de mise
lorsqu'on quitte la maternité au bout de deux jours. Quant à la haire, cette chemise de crin portée en
signe de mortification, elle n'est plus revendiquée (du moins peut-on le
souhaiter) que par le Tartufe de Molière. Et s'il n'y a plus guère de gens vergogneux, c'est que la pudeur n'est
plus une vertu majeure, du moins dans l'expression publique. Du coup, l'absence
criante de vergogne, elle, semble
connaître un triste regain précisément dans ces espaces d'échange – forums,
débats, meetings, talkshows, téléréalité, etc. – où l'on estime pouvoir dire
n'importe quoi, sur n'importe quel sujet, à propos de n'importe qui, et
n'importe comment. Retour, alors à la première hypothèse ? La mort d'un mot
signe-t-elle la mort de ce qu'il désigne? Aïe ! On ne peut qu'humblement
suggérer aux académiciens de réfléchir trois fois plutôt qu'une avant d'en
éjecter certains du dictionnaire…