Nous vivions déjà, paraît-il,
dans la postmodernité (curieuse appellation, si l'on y songe : comme si les
contemporains de la Renaissance s'étaient déclarés "post moyenâgeux"
!). Mais voici que le très vénérable dictionnaire britannique d'Oxford a récemment
qualifié comme mot de l'année "post truth", c'est-à-dire post-vérité.
L'expression a mis du temps à être reconnue, puisque c'est en 2004 que l'auteur
américain Ralph Keyes l'utilisa pour désigner une époque, la nôtre, où le
mensonge et les émotions prévalent sur la réalité des faits. L'élection de
Donal Trump a sans doute facilité l'introduction du concept dans le
dictionnaire, tant sa campagne électorale fut rythmée par le matraquage d'infos
douteuse, voire carrément fausses et l'utilisation continue d'un vocabulaire
plus propre à titiller les instincts que la raison.
Et voici que, d'un coup, l'on
semble découvrir, dans les médias et les conversations, que ce qui inspire les
comportements des humains, ce n'est pas toujours, tant s'en faut, les valeurs,
le vrai ou la recherche du bien commun. Est-ce parce que les instituts de
sondage, ces augures sacrés de notre temps, n'en finissent plus de ne rien voir
venir et que, du coup, le futur est décidément tout à fait imprévisible ? Après
tout, Adolf Hitler, petit populiste sans grande envergure, a bien été élu démocratiquement.
Il suffit de revoir, dans les reportages d'époque, les regards et les sourires
extasiés, la marée de bras levés qui accompagnent ses vociférations pour se
convaincre que le "ça", ce réservoir de pulsions identifiées par
Freud, n'est pas une construction de son imagination. Dans les religions, on a
personnifié le côté destructeur de ces pulsions dans la figure du démon…
Il a fallu douze ans à la
post-vérité pour entrer au dictionnaire d'Oxford. Mais combien de temps
faudra-t-il encore pour reconnaître que, s'il n'est pas une bête, l'être humain
n'est pas non plus un ange ? Et que si, comme disait Churchill, la démocratie
est le moins mauvais des systèmes, elle porte cependant en elle les germes de
dérives aussi improbables que graves ? Au 1e siècle avant Jésus
Christ, déjà, Cicéron, homme d'Etat et orateur né estimait que rien n'est plus
important dans l'éloquence que de se rendre l'auditoire favorable et de
l'émouvoir au point qu'il se laisse conduire davantage par la force de ses
sentiments et par ses passions que par le jugement et la réflexion. Deux
siècles plus tard, le satiriste Juvénal fustigeait la politique du panem et circenses - du pain et des jeux – utilisée par les
empereurs pour s'attirer les faveurs du peuple. Et dans Les Frères Karamazov, de Dostoïevsky, le grand Inquisiteur ne se
prive pas de railler qu'entre la liberté et le confort, le choix des humains
est vite fait… Non, décidément, Trump n'a rien inventé.
Il ne fait au fond, lui et les
marchands de bonheur de tout poil, que d'utiliser à son profit le mal être qui
gangrène nos sociétés – sans jamais interroger les causes profondes de ce
désarroi. Parler des "laissés pour compte de la croissance" est à la
fois profondément vrai… et terriblement affligeant. Car c'est bien ce sacro-saint
dogme d'une croissance indéfinie, fondée sur une consommation elle aussi
exponentielle, qui cadenasse toute réflexion critique. Y compris, par exemple,
ce qui concerne la question de l'immigration. Veut-on un fait ? La Belgique
reçoit 3% du nombre de demandes d'asile enregistrées en Europe, ce qui fait
environ 2,1 réfugiés pour 1000 habitants. Difficile, objectivement, de parler
d'invasion à partir d'un tel chiffre ! Mais
que vaut-il lorsqu'il est balayé par le sentiment d'insécurité ? Que vaut le
vrai, quand l'avenir est incertain et la vie quotidienne, précaire ? Il est
évidemment plus commode de trouver des boucs émissaires collectifs que
d'interroger les fondements politiques et économiques d'un système qui génère
la pauvreté. Plus facile de parler de murs et d'expulsions que de s'indigner de
ce qu'un président milliardaire se vante d'éluder l'impôt…
Ce sont les jeunes d'aujourd'hui
qui, demain, vont devoir porter ce monde où l'émocratie tend à s'imposer. Or,
l'Histoire nous l'apprend : les émotions n'ont qu'un temps, l'aveuglement et la
folie aussi. Il va leur falloir de l'imagination et du courage. Celui de tracer
une seule frontière : celle qui sépare, radicalement, le faux du vrai, le
mensonge de ce qu'après tout on doit oser continuer d'appeler le vrai.