Qui donc un jour utilisa ce terme ? Qui désigna par le mot "jungle" le camp de fortune à Calais où l'on avait regroupé ces milliers de réfugiés rêvant de l'Angleterre ? Pourquoi le mot "jungle" s'est-il imposé comme par nature, autant que banane désigne un fruit et vélo un moyen de locomotion ? Il n'a pourtant rien d'anodin ! La jungle est un lieu de périls, où l'on peut se perdre, mais surtout rencontrer des animaux dangereux qui s'y tapissent. Parler de la "jungle de Calais" c'est, sans même s'en rendre compte, transformer en menace les hommes, les femmes, les enfants qui y sont parqués ; c'est les renvoyer au monde sauvage, par opposition à la civilisation censée être nôtre. C'est aussi lénifier à peu de frais d'éventuelles mauvaises consciences : un camp de réfugiés mérite attention et action ; la jungle, on l'abandonne ou on la rase.
Tel
est le pouvoir de ces expressions qui s'installent dans nos esprits avant même
que nous les ayons passés au crible de la raison : sont-ils pertinents ? Sont-ils
objectifs ? N'induisent-ils rien d'autre que ce qu'ils sont censés désigner ?
Comment pouvons-nous encore appeler "jeunes issus de l'immigration"
cette troisième génération née en Belgique, qui en a la nationalité ? Et
pourquoi cette caractérisation est-elle réservée aux jeunes qui ont des
ancêtres au sud de la Méditerranée ? Pour d'autres, immigrés aussi cependant,
on parlera plutôt (et encore, pas systématiquement) d'origine, italienne, grecque ou espagnole… parler d'immigration,
c'est toujours, souterrainement, évoquer la jungle…
Dans
un registre plus positif, on se souviendra de ces "chevaliers
blancs", titre qui adouba il y a 20 ans l'avocat qui assistait les parents
de fillettes disparues, puis le parlementaire qui présida la commission
destinée à faire toute la lumière sur l'enquête aux multiples ratés. Le public
était implicitement invité à voir, dans la figure de ces "chevaliers
blancs" sans peur et sans reproche, celle du Bien défendant le faible
contre le Mal insaisissable. Las, promu ministre de la justice, le président de
la commission ne tarda pas à montrer que la blancheur pure résiste mal à la
grisaille quotidienne du pouvoir. Quant à l'avocat, il s'avéra que son combat
chevaleresque contre les pédophiles recelait une face infiniment plus obscure…
Leur chute fut d'autant plus rude que le vocabulaire les avait placés sur un
piédestal de grande noblesse.
Qui
donc enfin appela "cours de rien" cette tentative – malaisée, il faut
bien le reconnaître – de couler en un enseignement structuré des notions de
citoyenneté active ? Plus personne aujourd'hui ne sait au juste à quelle phase
du projet cette expression s'est accrochée et encore moins pour quelle raison
précise elle fut utilisée – par dérision, sans doute. Toujours est-il que les
"cours de rien" continuent de hanter les conversations comme s'ils
avaient une quelconque réalité, dépréciant a priori des activités qui, comme
toute nouveauté, a besoin de se roder…
Au
fond, la seule question qui vaille est : comment pouvons-nous laisser des mots
coloniser notre cerveau, au point qu'on ne s'aperçoit même plus qu'ils
fonctionnent comme des slogans de pub que l'on est prêts à reprendre en chœur ?
Sommes-nous devenus à ce point passifs que nous adoptons le premier cadre de
pensée qui passe, fût-il celui d'un mot d'esprit ? Faire mouche, trouver la
formule choc, créer le buzz : en soi, c'est de bonne guerre dans le monde
impitoyable de la publicité, voire de la presse tout simplement. Mais quand les
enjeux sont de taille, quand il s'agit de personnes, plus rien n'est anodin.
Alors, peut-être faut-il réserver à ces expressions le seul traitement qui
vaille lorsqu'il s'agit de pub : en rire – et puis l'oublier.