Il y a peu, l'ancienne députée européenne Véronique De Keyser s'inquiétait de la
prolifération des discours de haine et de xénophobie. On ne peut que lui donner
raison : c'est désormais sans la moindre vergogne que le commerçant du coin, la
voisine, le collègue ou la dame assise à côté de vous dans le train font part
de leurs aigres états d'âme – que vous n'avez évidemment pas sollicités. Pour
donner à leurs propos un oripeau de légitimité, ils ont hélas désormais le
choix, de notre ministre de l'intérieur à Donald Trump, en passant par Viktor
Orban, Houellebecq, Zemmour, et la clique grandissante des populistes de tous
poils. "Donald Trump ? Mais non, il
ne déteste pas les étrangers. Il aime tout le monde ! Il aime le peuple !",
proclame une de ses fans. On aurait envie de rire, si ça ne faisait pas froid
dans le dos... Encore que ce genre de discours a au moins un avantage, si l'on
ose utiliser ici ce mot : c'est qu'ils n'avancent pas masqués. Cela ne diminue
en rien leur dangerosité, mais l'on se dit qu'avec une bonne éducation au sens
critique et aux médias, il n'est pas trop difficile de mettre au jour leurs
piètres ficelles et leurs arguments qui sollicitent les affects plutôt que la
raison.
Mais dans une société où
l'apparence est le meilleur des sésames, voici que se donnent à entendre des
discours d'autant plus insidieux qu'ils échappent, eux, à ce populisme de bas
étage. Ainsi le discours, largement relayé sur les réseaux sociaux, d'une
"activiste des droits de l'homme" (c'est ainsi qu'elle se présente),
qui a fui l'Iran où elle a connu la férule des mollahs et qui dresse un réquisitoire virulent
contre l'islamisme. Comment ne pas approuver sa dénonciation du terrorisme, de
l'instrumentalisation de l'Islam ? Cette femme, qui a dû fuir son pays natal,
sait au moins de quoi elle parle... Mais voici qu'au détour de son
argumentaire, on lit ceci : "Nous ne
pouvons pas nous laisser culpabiliser. Ceux qui citent le racisme et
l'exclusion économique comme causes possibles de radicalisation doivent savoir
que chacun est responsable de ses choix.". Et pour appuyer sa thèse,
elle insiste : "Ce pays donne
suffisamment de chances et de possibilités aux gens de toutes les nationalités
et de tous les groupes de population pour se construire une vie utile. Même
quand on ne travaille pas, on gagne de l'argent."
Autrement dit : si vous êtes sans
abri, dans la précarité ou sans emploi, c'est que vous avez fait de mauvais
choix. Comme on dit à un élève en difficulté : si tu rates, c'est que tu ne
veux pas vraiment réussir... A l'heure où, dans notre pays, près de 16 % de
femmes courent le risque de verser dans la pauvreté, où un enfant sur quatre
vit en-dessous de ce seuil – ce discours volontariste devrait alerter, lui
aussi. Car il n'est pas isolé : régulièrement, des "experts" livrent
pour vérité leur vision du monde en forme de lutte où les plus forts
l'emportent, par effet de leur seule volonté – de leurs choix éclairés. Avec
pour corollaire ceci : il n'est pas nécessaire que la société donne des coups
de pouce aux plus fragiles, à celles et ceux qui, dès leur naissance, sont du
mauvais côté de la ligne ; il n'est même pas nécessaire de changer quoi que ce
soit à l'ordre des choses, puisqu'il suffirait de s'y adapter. En quelque sorte, les droits de la personne se métamorphosent en devoir. A nouveau, cela
fait froid dans le dos... Car si ce genre de propos semble échapper à un
populisme facile, s'il se donne les apparences de l'argumentation de raison, il
n'est en fait qu'une idéologie, c'est-à-dire une construction destinée à
justifier ce que l'on tient, de manière subjective, comme vrai. En utilisant,
si nécessaire, des bribes de vrai pour faire passer le reste.
A force de nous entendre seriner
que nous sommes les seuls maîtres d'œuvre de notre vie (ce qui est aussi
absurde que de se déclarer pur jouet des circonstances !), on finirait par y
croire. Reste qu'au moment de manger la soupe, la question se pose, cruelle et
nue : ta cuiller est-elle en or ou en fer blanc ?