Il devait avoir 17 ans. Peut-être
un peu plus : sa scolarité avait connu quelques détours. Un grand gaillard, mal
dégrossi, tout en rondeurs, avec des yeux d'une claire douceur qui avaient
gardé quelque chose d'enfantin. Toute en douceur aussi, sa voix où chantait
l'accent liégeois ; il parlait posément, avec des mots simples, en regardant la
caméra qui le filmait. Il avait été choisi, avec d'autres élèves de
l'enseignement qualifiant, pour témoigner de ce que représentait pour lui
l'école. "Moi, mes parents me
disaient qu'ils avaient eu des profs qui les faisaient rêver. J'aimerais bien
avoir aussi des profs qui me font rêver..."
C'est peut-être le plus bel hommage que l'on puisse rendre à un
enseignant : être un adulte qui donne à rêver. Un adulte qui ouvre des horizons
insoupçonnés, qui réveille en chaque jeune les rêves qu'il porte en son cœur
durant l'enfance et qu'une certaine éducation piétine au nom d'un soi-disant
réalisme. Faire en sorte qu'on ne soit pas déjà mis, à 12 ou 13 ans, sur les
rails forgés dans l'évidence ; faire en sorte, surtout, que l'apprentissage ne
se transforme pas en un champ de mines qui peuvent vous exploser à la figure.
Plutôt tailler avec soin le roc abrupt, pour en faire émerger l'indomptable
mustang capable de sauter des obstacles de plus en plus hauts...
C'est que le rêve, porté sur les ailes du désir, est un puissant
stimulant ! Il a dû en nourrir, des chimères, le jeune Cristoforo Colombo, fils
d'artisan que rien ne destinait à priori à découvrir un nouveau monde. Et le mythe
d'Icare est-il autre chose que le récit inaugural de ce rêve que nourrit depuis
toujours l'être humain : voler comme un oiseau ? S'il n'y avait eu des hommes
et des femmes aux rêves insensés, qui provoquaient hilarité ou mépris, nous ne
serions tout simplement pas là. Nous aurions probablement disparu, comme tant
d'autres espèces.
Rêver, c'est croire que la réalité est toujours plus grande, plus
profonde, différente de ce que l'on croit savoir. En ce sens, le rêve
d'immortalité que nourrissent certains de nos contemporains n'est pas
totalement dénué de sens. Après tout, il y eut des temps où il était proprement
impensable que les pauvres aient des droits, que les femmes soient éduquées,
que l'on plante un drapeau sur la lune ! Il y a cinquante ans à peine, qui
aurait imaginé que nous pourrions envoyer en quelques secondes un message à
l'autre bout du monde ?
Et pourtant, le désenchantement hante nos civilisations. Quand on leur
parle d'avenir, bien des jeunes haussent les épaules. C'est quoi, mon avenir ?, dit cette étudiante pourtant brillante. Devenir cadre d'entreprise pour faire tourner la machine à
consommer ? Pour faire en sorte que tout continue comme maintenant ?
Comme si le rêve avait du plomb dans l'aile... Comme si l'horizon s'était
rétréci et qu'il n'y avait plus rien à découvrir. Comme si on n'avait plus qu'à
améliorer ce qui existe déjà et qui n'est accessible qu'à ceux qui en ont les
moyens. De quoi rêvaient-ils, que cherchaient-ils, ces jeunes partis là où
"il se passe quelque chose" ? Où une folie meurtrière se donne des
airs de monde nouveau – créer un état en totale rupture, devenir le bras d'un
dieu lui-même... Témoignage crucifiant de la maman d'un de ces jeunes, mort en
Syrie : Ici, il avait l'air éteint.
Regardez, là, sur les photos qu'il m'envoyait, comme il était radieux !...
Serions-nous devenus incapables d'offrir à nos enfants autre chose que le
rêve d'une gloire éphémère portée par The
Voice ou celui de devenir scandaleusement riche en grattant un bout de
carton ? Finira-t-on par comprendre que "le retour de la croissance",
d'ailleurs hypothétique, n'est pas un objectif à hauteur de leurs rêves – et
des nôtres ? Et que l'acquisition de compétences, si justifiée soit-elle, ne
suffit pas, tant s'en faut, à donner à nos élèves le goût d'un savoir vraiment
savoureux ? Qu'ils la lisent dans le texte de Shakespeare ou dans le slam de
Grand Corps Malade, l'histoire de Roméo et Juliette les passionnera toujours
davantage qu'une publicité décodée. Il n'y a d'ailleurs nulle incompatibilité !
C'est juste qu'à force de s'inscrire dans le sillage du pragmatisme ambiant,
l'école finit par s'y embourber.
Et parce qu'en chaque adulte habite un enfant frémissant, il y a
vraiment, vraiment urgence de rêve...