Il fut un temps – pas si lointain – où les enfants étaient vraiment
conformes à l'étymologie de ce mot : in-fans, celui/celle qui ne parle pas. Non
qu'ils fussent muets, simplement, ils n'avaient pas droit à la parole. Tais-toi quand les grands sont à table ! On
se tait quand le professeur parle ! Je sais mieux que toi ce qu'il te faut ! Ne
pose pas de question ! A priori, la parole d'un enfant avait peu de
crédibilité, surtout lorsqu'elle exprimait une souffrance, un sentiment
négatif. Tu t'ennuies ? Tu n'as qu'à
lire... Tu as mal ? N'y pense plus et ça va passer... Tu n'aimes pas ton petit
frère ? Tu es une vilaine fille... La fragilité de l'enfant était sans
doute reconnue, mais l'on considérait que s'il était en bonne santé, mangeait,
dormait et était vêtu correctement, il n'y avait plus qu'à attendre qu'il
atteigne "l'âge de raison", puis l'âge adulte pour se voir enfin
reconnu comme une personne à part entière.
Cela, c'était avant Françoise Dolto qui, dans la lignée de Célestin
Freinet, Maria Montessori et quelques autres "jardiniers d'enfants",
prit le parti d'être toute oreilles, comme elle disait, d'écouter les petits
comme Freud le faisait avec des adultes. Grâce à elle, les adultes ont
découvert que l'enfant est porteur d'une parole, qu'il est capable d'exprimer
ses affects, ses besoins, ses désirs. Cela a rendu beaucoup d'éducateurs
mieux-veillants vis-à-vis des petits et désormais il n'est plus à prouver qu'un
enfant que l'on prend au sérieux (je n'ai pas dit : que l'on prend pour un roi
!) s'enracine mieux dans la vie. Bien accompagnée, sa fragilité n'est plus
source d'angoisse pour lui, mais au contraire occasion de se découvrir capable
d'inédit. Réjouissons-nous de ce progrès réel dans les relations humaines !
Peut-être devons-nous aujourd'hui nous atteler à un nouveau chantier :
celui de (re)penser la relation aux personnes âgées. La dernière étape de la
vie est, elle aussi, grandement marquée par la fragilité : le corps se défait
peu à peu, les forces diminuent, la vivacité d'esprit tend à ralentir, voire à
se brouiller complètement. Ne dit-on pas de certains vieillards qu'ils
"retombent en enfance" ?.. Cela se peut, en effet et en soi, cela ne
devrait donc susciter que tendresse et bienveillance. Est-ce parce que leur
aspect n'a plus la fraîcheur du printemps plein de promesses ? Ou parce qu'ils
tendent à leur entourage le miroir de ce qu'il redoute pour lui-même ? Force
est de constater que si, de manière générale (mais avec encore de trop
nombreuses et hideuses exceptions), l'on veille davantage au confort et au
bien-être matériel des personnes âgées, leur parole est souvent considérée
comme celle d'un in-fans, c'est-à-dire qu'elle ne mérite pas d'être écoutée. On
leur parle, oui, mais comme l'on parlait aux enfants avant que Madame Dolto ne
les prenne au sérieux. Alors, on n'a pas
encore fait son petit pipi? Comment, ça, vous n'aimez pas la crème vanille? Eh
bien alors, vous n'aurez pas de dessert. Cessez donc de vous plaindre tout le
temps de vos maux de tête ! Le docteur a bien dit que vous n'aviez rien... Vous
ne devriez pas pleurnicher comme ça quand votre fille vient vous voir : vous
pensez qu'elle n'a pas de souci plus sérieux ?
Phrases réellement entendues. Et images réelles, aussi, que celles de ce
vieux monsieur qui attend près d'une demi-heure après le dîner que l'on pousse
son fauteuil roulant vers sa chambre ; celle de cette dame, ancienne
professeure, calée elle aussi en fauteuil devant une télé qui débite des séries
vieilles de 25 ans ; de celle qui voudrait apprendre à se servir d'une tablette
pour pouvoir garder un lien avec ses proches et à qui l'on répond
invariablement qu'elle est trop vieille pour ça. Heureuses, les têtes blanches
qui peuvent compter sur la présence régulière, aimante, chaleureuse de leur
famille, celles "qui ont de la visite", qui fêtent leur anniversaire
avec leurs proches, à qui l'on tient la main jusqu'au dernier souffle. Il n'est
pas sûr qu'elles soient la majorité, à l'heure où s'annonce la "révolution
grise"...
Lorsque l'on ne parlait pas avec enfants, on méprisait leur potentiel
d'avenir. Lorsqu'on ne parle pas avec les vieux, c'est l'expérience du passé
que l'on méprise. C'est aussi, à bien y réfléchir, une forme de suicide, s'il
est vrai qu'il n'y a d'à-venir qu'enraciné dans ce qui s'est vécu.