Ce que les romains appelaient la "virtus", ce
n'est pas (comme on pourrait spontanément l'imaginer), la vertu, au sens
restreint et assez souvent moralisant où nous l'entendons. C'était cependant
une qualité, la première de toutes même, celle que devait posséder tout homme digne
de ce nom. Tout homme, oui, c'est-à-dire tout mâle : on pourrait dire que la
virtus, c'était le signe de sa virilité (les deux mots ont la même origine).
Pas de sous-entendus égrillards : la virtus, c'est la force, mais aussi la capacité de supporter et de traverser
toutes les épreuves de l'existence et cela, d'un cœur aussi égal que possible.
Appelons ça très simplement : le courage. En ce sens, la virtus est bien... une
vertu! Cette vertu a traversé les siècles sans rien perdre de son aura. On a
chanté, honoré, magnifié le courage des soldats au feu, celui des résistants et
des opposants, mais aussi le courage des mineurs, des sidérurgistes, et même
celui des femmes capables de mettre au monde et d'élever, parfois seules, une lignée
de marmots. Etre courageux devant les épreuves, prendre son courage à deux
mains et avancer : tel est le fruit de l' "encouragement", ce trésor
qui consiste à fortifier un être humain,
à le révéler à lui-même plus grand qu'il ne le pense. A lui permettre d'oser
prendre des risques.
Si elle s'est puissamment enracinée en Occident, la virtus
semble aujourd'hui avoir pris la route de la mondialisation. Quel courage ne
faut-il pas à ces hommes, ces femmes, ces enfants pour quitter leur pays,
s'embarquer dans des conditions telles qu'ils risquent bien d'y laisser leur
vie ! On dira : c'est qu'ils estimaient que chez eux, leur vie ne valait plus
rien ; c'est possible, mais ils auraient alors tout aussi bien pu se coucher et
attendre la mort, ou tenir un discours fataliste, du genre : "de toute
façon, on ne peut rien faire, c'est
triste-mais-que-voulez-vous-qu'on-y-fasse"... Risquer sa vie, parce qu'on
croit qu'un avenir est possible, pour soi et surtout ses enfants, tenter le
tout pour le tout, même si rien n'est sûr, cela s'appelle du courage. Et que
rien ne les arrête, ni les dizaines de milliers de migrants noyés en
Méditerranée, ni l'arrivée dans des camps de fortune, ni les murs qui se
dressent un peu partout en Europe, cela témoigne de ce courage indestructible
qui alimente leur désir de vivre.
Fameuse leçon de vie, n'est-ce pas ? Car enfin, à peine
finit-on de saluer, à juste titre, le courage – bien réel, lui aussi ! – de ces
passagers du Thalys qui ont sans doute empêché un bain de sang, voici qu'on nous
annonce un renforcement des contrôles de sécurité. Ce serait presque comique si
ce n'était consternant. Une fois encore, confrontés à la violence, au
"mal" qui toujours rôdent, voici la gouvernance en forme de réaction
– ne dit-on pas pourtant que "gouverner, c'est prévoir" ? Comme si,
en paralysant les gares à coup de contrôles (on imagine : deux Thalys par heure
en période de pointe, sans compter les TGV !), on s'évitait à coup sûr tout
risque de croiser un illuminé de la kalachnikov. Va-t-on poster des soldats
devant tous les musées, toutes les rédactions de journaux, toutes les entrées
d'école, en souvenir des attentats au musée Juif, de Charlie Hebdo et de
Toulouse?
Quel homme, quelle femme politique aura assez de virtus, assez de
force d'âme et de courage pour dire ce que nous savons bien, au fond de
nous-mêmes : le risque zéro est un fantasme. La violence frappe de préférence
où on ne l'attend pas et s'il ne s'agit évidemment pas de s'en accommoder,
rêver de s'en préserver complètement peut mener à d'autres formes de déglingue
sociale. Le vrai risque, bien réel,
lui, c'est en effet qu'à force de se barricader dans des mesures de sécurité
illusoires, notre courage ne finisse par s'étioler et que nous nous
retrouvions, devant les coups du sort, tout à fait démunis, réduits à gesticuler pour éloigner
le danger potentiel.
Et si l'on prenait plutôt exemple sur les courageux
passagers du Thalys ? Sur ces hommes et ces femmes qui préfèrent s'en remettre
à des passeurs mafieux plutôt que de laisser mourir leurs gosses? Sur ces
innombrables êtres humains qui se redressent après avoir été agressés,
torturés, violés ? Sur ces journalistes qui combattent, plume à la main,
jusqu'à ce qu'on les bâillonne ? Sur nous-mêmes, au final, capables de refuser
le pire et d'oser l'affronter, de prendre en main notre devenir et celui du
monde ? C'est juste une question de courage.