L'origine
de l'expression remonte loin dans le passé. En ces temps où les vessies de
porc, lavées et séchées, étaient utilisées comme loupiotes, candélabres des
pauvres à défaut de lanternes ouvragées. Il est fort probable que des marchands
peu scrupuleux parvenaient à faire croire à quelques chalands naïfs qu'il
s'agissait là d'une bonne affaire. Qui
sait : ils arrivaient peut-être même à convaincre les gogos qu'ils acquéraient
une œuvre d'art d'un genre nouveau!
Bonne affaire sans aucun doute pour eux, qui empochaient un gain sans
rapport avec la trivialité porcine de l'objet. D'où il ressort que "faire
prendre des vessies pour des lanternes" revient à faire passer habilement
du vieux pour du neuf, du toc pour de l'argenterie, du faux pour du vrai. A
vendre des illusions – marchandise peut-être la plus recherchée parce qu'elle
est comme un baume sur les innombrables plaies du quotidien.
Et
en ces temps – les nôtres – éduqués, dit-on, par les lumières de la raison
critique et les débats d'experts, est-il sûr que nous repérons au premier coup
d'œil fausses lanternes et vraies vessies ? Gardons-nous, vis-à-vis d'un
certain baratin médiatique, la distance qui nous protègera de l'adhésion
irréfléchie ? A l'heure où ce qui s'appelait hier encore une grève sauvage se
métamorphose en "mouvement émotionnel", où une ponction fiscale
devient une "contribution solidaire à l'effort commun", on peut en
douter... Prenons pour exemple l'adjectif "interactif".
A l'ère de la "démocratie 2.0." (tout un programme en soi !), ce qui
n'est pas interactif est forcément
suspect de ringardise, exhale comme un relent d'autoritarisme et de savoir
confisqué. Interagissez ! Participez ! Enthousiasmante injonction s'il en est –
sauf que pour participer, participer vraiment, à un match de foot comme à une
partie de bridge, il faut avoir en main les règles du jeu, deviner finement les
dessous des cartes et la capacité d'évaluer la force des autres joueurs. Bref,
il faut maîtriser – au moins un peu – le problème.
Raison
pour laquelle, sans doute, l'interaction offerte par la radio et la télé se
limite le plus souvent à : "regardez-nous" (en télé) ou "donnez
votre avis !" (en radio). Ça, c'est simple, c'est direct et ça ne mange
pas de pain. La preuve : ça fonctionne. Et l'on peut désormais, dès le réveil,
pénétrer en studio et voir ces journalistes qui semblent avoir déjà enfilé 5
expressos tant ils débordent d'énergie. Mieux : nous sommes invités à leur confier
ce que nous pensons de la réduction des subventions à la Monnaie, de
l'utilisation des pneus neige ou d'un éventuel délestage électrique. Allez-y :
téléphonez, tweetez, facebookez, courrielez ! Le résultat, hautement
prévisible, est chaque jour identique : y a les pour, et y a les contre, ceux
qui aiment et ceux qui n'aiment pas. Bon, et maintenant, que fait-on ?
Justement
: on ne fait rien. On se contente d'enregistrer les réactions... et on tourne
la page. Soyez heureux, braves gens, vous êtes intervenus dans les médias !
Curieuse conception de l'interactivité... Imaginons que le citoyen lambda
puisse, effectivement, infléchir le cours des infos ; imaginons qu'il demande :
"Pourriez-vous nous dire ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine ? Haïti se
redresse-t-elle ? Pourriez-vous nous expliquer pourquoi l'Islande, qui ne paie
pas sa dette, connaît une croissance insolente ? Pourriez-vous faire une interview qui ne soit
pas réduite à une phrase banale ? Serait-il possible d'avoir un JP sans pub ?
" Imaginons que les journalistes tiennent compte de ces suggestions... Là,
on pourrait véritablement célébrer l'interactivité,
qui est par définition réaction, action réciproque, influence mutuelle... Par
définition ? Oups, excusez-moi : j'ai confondu interactivité et interaction.
Si la réciprocité est bien l'apanage de l'interaction, l'interactivité, elle,
n'est que la "faculté d'échange entre l'utilisateur d'un système
informatique et la machine par l'intermédiaire d'un terminal doté d'un écran de
visualisation" – en clair : la simple possibilité de se servir d'une
tablette ou d'un smartphone. Tout s'explique ! En partageant votre avis, quel
qu'il soit, vous êtes en interactivité, sans qu'il y ait forcément interaction.
C'est formidable, non, cette différence de sens creusée par deux petits
suffixes – té et –tion
? Au fond, la différence n'est pas plus grande qu'entre une vessie et une
lanterne. Sauf qu'une vessie porte encore une lumière, même modeste. Dans
l'interactivité médiatique, on cherche encore.