Please, sorry. Please. Le petit homme ne parle manifestement pas le
français, mais il pallie à merveille ce qui pourrait être un obstacle à la
communication par une gestuelle sans équivoque et une énergie elle aussi
évidente. Armé de son appareil photo, il fend la masse informe des touristes
attroupée devant le Manneken Pis, invite sa compagne à se placer juste
en-dessous du petit énurétique et d'un déclic silencieux, immortalise le
sourire béat de sa belle. Après quoi, l'un et l'autre se fraient un chemin dans
l'autre sens, sans même un regard pour le gamin de pierre dont le jet se soucie
d'ailleurs d'eux comme de son premier costume.
Et
dire qu'au même moment, d'innombrables autres touristes, qui ne parlent pas
davantage la langue locale, prennent la pose devant la tour Eiffel, la petite
sirène de Copenhague ou Ground Zero à New York, tandis que les plus décomplexés
se dénudent au Machu Pichu (il paraît que se faire photographier en tenue
d'Adam réveille les énergies positives !) et que des baroudeurs du dimanche
mitraillent à coup d'instantanés les bords de la mer Rouge (avec eux en
avant-plan, évidemment), des fois que des échos de la place Tahrir se feraient
encore sentir...
L'avènement
de la photo numérique a peut-être bien été, elle aussi, une révolution.
Silencieuse, à l'instar de ces appareils de plus en plus compacts dont on ne
perçoit même plus le clic-clac,
caractéristique des anciens obturateurs. Ces appareils sont à l'image du temps
: ils invitent à une consommation sans limites, puisqu'à la différence du
rouleau argentique, limité la plupart du temps à 36 vues, coûteux et
nécessitant ensuite un développement lui aussi onéreux, il est désormais
possible de prendre des milliers de photos, d'effacer instantanément celles qui
ne plaisent pas, de conserver chez soi les autres, de les retoucher, en faire
des albums virtuels et un réservoir pour les fêtes de fin d'année. Ah ! Pouvoir
offrir à bonne-maman une tasse avec la bouille du petit dernier à Disneyland ou
laisser flâner sa souris d'ordinateur sur les formes de sa copine en bikini
devant un palmier à la Réunion... Le monde entier sur une puce informatique –
et moi, et moi, et moi...
Insidieux
glissement : l'appareil photo traditionnel s'apparentait bien à un média, c'est-à-dire un intermédiaire, un
moyen de s'approprier un petit bout d'espace et de temps, tel lieu ou telle
chose vus à tel moment et coulés dans une sorte d'éternité. Moyen aussi de
nourrir la mémoire d'instants passés importants, douloureux, joyeux, insolites.
Désormais, l'appareil numérique est devenu comme une prothèse, le prolongement
du regard, transformant les hordes de touristes en cyclopes à l'œil unique.
Certains d'entre eux ne prennent même plus le temps de regarder, vraiment
regarder avec leur yeux de chair, de contempler ces équilibres, ces couleurs,
ces détails qui ont permis à ce tableau, à ce monument de passer les siècles.
Dans la chapelle Sixtine à Rome, comme en d'autres musées, il est interdit de
prendre des photos. Le visiteur lambda est alors partagé entre l'éblouissement
de tant de beauté... et le spectacle burlesque de ces photomanes invétérés dont
la seule préoccupation est d'éviter d'être surpris par le gardien... Que
voient-ils ? Voient-ils même vraiment ce qu'ils capturent ? De retour dans son
pays, qu'est-ce que le petit monsieur excité pourra dire du Manneken Pis – si
d'aventure quelqu'un le lui demande ?
Les
nutritionnistes les plus chevronnés le répètent : la question n'est pas d'abord
de savoir ce que l'on mange, mais bien la manière de manger ; aucun aliment
n'est en soi interdit, le tout est de doser avec sagesse. En ce temps de
"vacance", qui est éloge du vide contre le trop-plein, peut-être
faudrait-il avoir la sagesse de coller sur son appareil photo, cet
irremplaçable bijou de la technologie numérique, l'avis que l'on trouve sur les publicités de
(bonnes) bières : un produit brassé avec savoir-faire se consomme avec
modération.