L'inconscience
est, avec la bêtise et l'entêtement, la chose du monde la mieux partagée.
L'extraordinaire Apocalypse 14-18, de
Clarke et Costelle, nous en fait la triste démonstration : tandis que le Keiser
fourbit ses armes, à Paris les élégantes minaudent aux terrasses ; et une fois
la boucherie achevée, les alliés imposent au vaincu un traité qui ne pouvait
que préparer le pire. Entre les deux guerres, les "années folles" où
l'on chante à tue-tête Tout va très bien,
madame la marquise! Il est facile de réécrire le passé, de souligner les
erreurs commises, de s'indigner de tant de légèreté. Au moins peut-on espérer
en tirer quelque leçon. Les atrocités qui ont ensanglanté le XXe
siècle nous ont contraints à penser autrement les rapports entre nations et à
préférer l'obscure diplomatie à la force des canons. Progrès, sans aucun doute!
Mais
alors, d'où vient ce malaise mal
identifié, diffus, qui alimente une forme de désenchantement et trouble
l'espérance en l'avenir ? Peut-être du sentiment que l'on peut avoir d'être
conviés à un spectacle permanent – alors même que le feu couve en coulisse. Un
premier ministre accueille en grande pompe, peluche sous le bras, deux ursidés
simplement prêtés par la Chine et la foule se presse pour saluer leur arrivée.
Qu'à cela ne tienne : un bourgmestre décide du coup de se déguiser en panda
pour faire passer son message politique. Au nom de la sacro-sainte relance, une
délégation politico-économique fait les yeux doux aux Emirats, reléguant les
cheffes d'entreprise (pourtant déjà habillées de noir) derrière un paravent. On
peut se demander ce que pensent la Chine et les Emirats de tant de
compréhension !.. Elections aidant, les promesses pleuvent comme la manne sur
le désert où le peuple se traîne. Et pendant ce temps, on cherche désespérément
comment un avion de ligne et ses passagers a pu s'évaporer, alors que les
communications téléphoniques du citoyen lambda sont, paraît-il, prises dans un
filet de surveillance. Mais ne nous inquiétons pas : tout va bien, la reprise
est, sinon là, du moins pour bientôt.
Il
est toujours intéressant de prendre des chemins buissonniers. On y fait des
découvertes : celle, par exemple, d'une étude financée par la NASA qui indique,
avec le plus grand sérieux et arguments à l'appui, que notre civilisation
pourrait disparaître dans les décennies à venir. En cause : l'exploitation
insensée des ressources et... l'écart insupportable entre riches et pauvres. On
s'en doutait, mais que ce soit une organisation peu suspecte de gauchisme
virulent qui tire la sonnette d'alarme, voilà qui mérite qu'on s'y arrête – et
qui relègue au niveau du bac à sable nos querelles
linguistico-clochemerlesques.
Il
y a peu, deux cents personnes se sont réunies à Louvain-la-Neuve en un colloque
coorganisé par Entraide & Fraternité et
l'UCL, consacré à l'engagement des chrétiens au service de la justice.
L'événement n'a pas suscité l'intérêt des médias – pas assez pipole ! Et
pourtant, on a pu y entendre des voix, des grandes, de celles qui vous remuent
jusqu'au fond. Des hommes, des femmes venus du Brésil, du Congo, de Thaïlande,
de chez nous aussi, évêques, professeur(e)s d'université, tous engagés sans
retour au service des plus pauvres. Des hommes et des femmes de combat
pacifique, exigeants, à la parole tranchante, à mille lieues des compromis et
d'un certain pragmatisme qui permet d'avaler toutes les couleuvres. Des hommes
et des femmes qui n'ont pas renoncé à l'espérance d'un monde meilleur. Mais à
les entendre, là encore on ne peut que se dire qu'il est grand temps d'ouvrir
les yeux et d'aller voir ce qui se passe derrière le décor. On ne pourra pas
indéfiniment sacrifier les plus pauvres sur l'autel du foot, du pétrole ou de
nos envies. On ne peut pas imaginer bâtir sa prospérité au prix du malheur de
millions d'êtres humains. On ne peut pas faire de la politique comme si l'on
était dans une émission de télé-réalité. Ils sont nombreux, les hommes et les
femmes, jeunes et vieux, ici et très loin, à en être convaincus. Et ils ont
raison d'espérer : un spectacle, si beau soit-il, n'est rien sans la ruche
vaillante et anonyme qui, loin des spots, permet qu'il ait lieu.